Mythes et Légendes : sirènes du monde d'édéna
Chapitre 11
J’éprouve un vrai bonheur à vivre chaque instant sur Edéna, au contact d’un monde qui m’était inconnu, mais je suis perturbé par un besoin permanent de connaissances nouvelles. Les livres et lecteurs de la bibliothèque ne parviennent pas toujours à satisfaire ce désir car ils sont purement théoriques. Les découvertes, en direct, sont nettement plus excitantes à mes yeux. Aller sur place vivre un évènement est bien l’une des situations les plus merveilleuses que je connaisse !
J’ai toujours devant moi les images de ces cristaux extraordinaires domestiqués tant par les Atlantes que par le peuple de Muu. Même si j’ai pu éprouver un immense malaise en présence de certains d’entre eux, je n’en garde pas moins une sensation ineffable que la lecture d’un livre ne peut concurrencer.
Pourtant je suis tombé, il y a peu, sur un sujet qui approche cette sensation de très près et cela me rappelle les dernières paroles d’Ariana à propos des surprises que me réserve encore notre bonne planète.
Le sujet en question traite des sirènes et du fait qu’elles ne sont pas un mythe. Toutes ces légendes qui courent à leur propos sont les séquelles d’une réalité. D’ailleurs toute légende, quelle qu’elle soit, a toujours une situation avérée à sa source. Il faut seulement, pour qu’elle ressorte dans le chimérique des humains, que l’un d’entre eux soit en possession de facultés qui lui ouvrent des portes vers le passé de la Terre.
Voilà plusieurs jours que mon imaginaire vogue ainsi à la recherche de ces êtres mi-hommes mi-poissons quand un message me parvient, relayé par Diran. Arian, sa compagne, et une bonne partie de la bande des dauphins, nous attendent quelque part entre l’île et la côte ouest du Mexique.
Jean-Marc, qui a suivi tous mes cheminements et réceptionné le message, me fait un signe d’approbation. Quelques instants plus tard nous sommes installés dans nos transats, prêts à partir.
Lorsque nous approchons du point de rendez-vous, les pensées de nos amis nous prennent en charge et nous n’avons aucun mal à les rejoindre.
Leur esprit à tous est rempli d’images de sirènes !
– Surpris, n’est-ce pas ? fait Arian. Tu sais, nous commençons à bien connaître ton mode de fonctionnement. Aussi, lorsque les premiers clichés de ces êtres sont devenus trop présents dans ton mental nous avons décidé d’intervenir et de te devancer sur place, de manière à préparer la prise de contact.
– Elles sont là ?
– Pas bien loin.
Mon impatience est à son comble et je m’accroche à la dorsale d’Arian pour la suite du parcours. Jean-Marc en a fait tout autant avec Ariana et le reste de la bande nous suit en rangs dispersés.
Nous entrons graduellement dans un autre monde, comme si nous avions pénétré dans une bulle de lumière et de musique. Leur intensité augmente à mesure que nous progressons. Ma tête se remplit de mélodies diverses et entremêlées, plus harmonieuses les unes que les autres tandis que l’environnement se colore de rayons multicolores.
Je tombe instantanément sous le charme :
– Que c’est beau ! Est-ce que vous ressentez comme moi le bonheur qui émane de cet endroit ? Je ne comprends pas pourquoi Ulysse s’est fait attacher au mât de son bateau ! C’est sublime, enchanteur et manifestement sans danger aucun !
– Ulysse vivait dans un monde de légendes et de superstitions, fait Jean-Marc, dont je peux percevoir les sentiments euphoriques et qui poursuit avec une certaine emphase en déclarant que, pour lui, l’impact est le même à chaque visite. Il croit qu’il est impossible de s’habituer à l’extase qui envahi tout notre être lorsque nos yeux et nos oreilles s’imprègnent des couleurs et des sons qui emplissent ces lieux.
– Et Antoine n’a pas encore vu le plus beau, intervient à ce moment Ariana. Voyez qui vient à notre rencontre.
De vagues silhouettes nagent dans notre direction, taches sombres et ondulantes difficiles à détailler dans l’arc-en-ciel de couleurs qui les enveloppe de mille reflets. Elles sont une dizaine et je peux enfin les distinguer plus nettement lorsqu’elles sont suffisamment proches. Elles progressent rapidement, bras croisés sur la poitrine et queue battante. Fuseaux minces et souples, elles chantent en chœur tout en se déplaçant.
Lorsque enfin elles arrivent à notre hauteur elles se redressent et se tiennent à la verticale par un très léger battement de queue. L’une des créatures se détache du groupe qui cesse de chanter. Je suis littéralement envoûté, comme lors de ma rencontre avec les licornes ! La lumière est suffisante pour me permettre de détailler la sirène qui se tient devant nous avec un large sourire. Elle est de petite taille, guère plus d’un mètre quarante ou cinquante, moitié femme et moitié poisson. Elle paraît jeune malgré la longue chevelure toute blanche qui lui descend dans le dos et sur les épaules jusqu’à la taille. Dans son fin visage triangulaire, je suis surtout subjugué par d’immenses yeux bleus qui me fixent. Pour compléter la moitié humaine, la poitrine s’orne de deux petits seins fermes et ronds sans mamelons. La peau a la couleur de l’ivoire, en totale opposition avec le reste du corps qui est celui d’un poisson recouvert de fines écailles bleutées. L’ensemble laisse une impression de complète harmonie, accentué par de longs bras déliés qui se meuvent lentement pour maintenir la position debout. Tandis que je détaille son corps d’un œil avide, la sirène s’est encore approchée de moi. Maintenant elle est à moins de deux mètres et me regarde toujours droit dans les yeux. Je suis fasciné, béat d’admiration !
– Te voici en présence d’Antéa, la reine du peuple des sirènes, me dit alors Jean-Marc, qui a certainement dû connaître les sensations que j’éprouve en cet instant.
J’ai du mal à reprendre mes esprits et c’est Arian qui me ramène à la réalité d’un grand coup de tête dans les côtes tandis que le sourire de la belle Antéa s’accentue et que ses compagnes rient franchement. Je retombe sur mes pieds, façon de parler, vu le contexte, et m’incline légèrement pour dissimuler mon trouble :
– Je suis heureux de faire votre connaissance, majesté. Veuillez pardonner mon trouble, dû…
– Je n’ai rien à te pardonner ! Tes pensées ne peuvent que m’aller droit au cœur. Et je t’en prie, ne m’appelle pas majesté. Pour tous, y compris mon peuple, je suis Antéa. Il y a bien longtemps que cette distinction honorifique n’a plus beaucoup de sens. Maintenant regarde mes sœurs, elles sont impatientes de t’approcher.
Celles-ci paraissent encore plus jeunes que leur reine. Légèrement inférieures en taille, elles ont l’air d’adolescentes avec leurs petits seins qui tressautent au rythme des rires cristallins. Leurs visages triangulaires sont tous différents, mais toutes ont de longs cheveux bruns qui leur descendent jusqu’à la taille et toutes ont des yeux noisette. Quant à la moitié de leur être qui les apparente aux poissons, elle s’étale du bleu le plus brillant au gris. Elles ont pour nom : Azur, Ania, Ambre, Aldée, Arnéa, Aorée, Andria, Alcia. Rien que des noms commençant par la lettre A.
En un instant elles nous entourent et leurs pensées font une cacophonie dans ma tête tandis que les dauphins nous négligent le temps d’un aller-retour en surface pour respirer. Puis elles viennent nous embrasser à tour de rôle, Jean-Marc et moi, pas gênées du tout par notre manque de consistance. Leurs baisers sont ponctués de petits gloussements joyeux qui atteignent mon esprit avec tellement plus d’éclat que ne pourront jamais le faire les mots émis par des cordes vocales !
– Pardonne cette spontanéité, reprend la délicieuse Antéa, que leur attitude amuse, nous n’avons plus rencontré d’humain depuis la dernière visite de Jean-Marc et cette absence de contact restera toujours le grand regret de notre existence.
Maintenant que les présentations ont été faites, je suis pris en charge par deux mignonnes qui s’emparent de mes mains pour me tracter. Celle qui est à ma droite se nomme Azur et celle de gauche est Alcia. Elles chantonnent en me tirant et je vois que Jean-Marc bénéficie du même genre d’équipage tandis que les autres sirènes se sont installées en amazones sur le dos des dauphins, reine comprise. Nous avançons vite et l’ambiance musicale se fait plus intense. Nous nous enfonçons un peu plus tandis que la lumière augmente. Puis le décor s’éclaire brusquement lorsque nous débouchons au-dessus d’une vaste dépression circulaire à fond quasiment plat.
Le spectacle est féerique !
Des pyramides, modèles réduits, très effilées, blanches ou roses, sont dispersées sur toute l’étendue de cette cuvette naturelle. Du sommet de chacune d’elles s’échappe de la lumière, blanche ou colorée. La claire illumine vers le bas tandis que la colorée s’étale vers le haut dans un mélange de couleurs de plus en plus sombres à mesure de l’éloignement pour former une sorte de gigantesque parapluie. Du dessus, l’endroit doit être à peu près invisible. Des sirènes nagent un peu partout et chacune d’entre elles doit certainement prêter sa voix au concert qui emplit les lieux.
– Siréna, notre domaine, déclare Antéa qui s’est approchée de moi sans descendre d’Arian. Je vois que tu apprécies la beauté de notre prison dorée.
– Comment ne pas être subjugué par toute cette harmonie de lumières, de sons et de grâce ? Le paradis ne doit pas être plus enchanteur !
– Certes, mais l’existence y est parfois bien monotone !
Ce n’est pourtant pas l’impression qui se dégage de ce que je peux voir. Le peuple des sirènes semble s’adonner à diverses occupations et jeux. Des groupes formés de plusieurs cercles concentriques sont manifestement en pleine répétition de chant pendant que d’autres grattent le fond en soulevant de petits nuages de résidus. Un peu partout des silhouettes traversent l’espace ou sinuent entre les champs d’algues, solitaires ou assises sur des dauphins. D’autres se livrent à des danses auxquelles participent aussi quelques mammifères marins. À une certaine distance, il n’est possible de faire la différence entre les deux espèces que par la taille des individus.
Tout à coup, quelques baleines grises arrivent sur la gauche et aussitôt les sirènes les plus proches se précipitent à leur rencontre avec une joie évidente. Leurs relations sont manifestement des plus amicales, tant avec les dauphins qu’avec les baleines.
Arian, toujours chevauché par la reine, plonge vers la cité et nous suivons le mouvement.
– Allons saluer nos « Grands Anciens », émet Antéa, après quoi je serai à ta disposition pour répondre aux questions qui foisonnent dans ta tête.
Un peu plus tard nous nous asseyons sur une sorte de banc de pierre, à proximité d’une pyramide rose. Arian et Jean-Marc sont restés avec nous et c’est Jean-Marc qui questionne :
– Il y a beaucoup de passage en ce moment ?
– Ni plus ni moins que d’habitude, répond la reine. Nos « Grands Anciens » se déplacent toujours beaucoup et il en vient souvent par ici, pour notre plus grande joie. Comme tu le sais, les baleines sont bien plus nombreuses que ne l’imaginent les hommes qui ne savent pas grand-chose, tout compte fait, des vastes océans. Ton ami Antoine a déjà beaucoup appris, mais il est d’un naturel particulièrement curieux et les questions qu’il se pose à notre sujet se bousculent dans sa tête. N’est-ce pas, Antoine ?
– Au point que je ne sais pas très bien par où commencer !
– Alors, faisons un peu d’histoire et prenons les choses à leur début. N’importe lequel de tes amis dauphin aurait d’ailleurs pu le faire puisque nous étions là lorsqu’ils sont apparus autour de Muu.
– Vous étiez sur Terre avant Muu ?
– Bien avant et un peu partout sur la planète. Il y a eu d’autres hommes avant. Nous sommes un peuple marin et à l’époque lointaine de notre apparition, les eaux étaient plus importantes car la température était plus élevée. Nous avons très vite occupé toutes les eaux salées grâce à un mode de reproduction qui ne nécessite aucune gestation et se fait sans risque. Avec la parthénogenèse, il n’y a de danger ni pour l’original ni pour le produit.
– Vous, mise à part, toutes vos sœurs semblent avoir le même âge, je devrais plutôt dire le même jeune âge.
– De quoi faire pâlir de jalousie tout le genre humain, n’est-ce pas ? Quel intérêt y aurait-il à reproduire des individus âgés ? Nous vivons beaucoup plus longtemps que vous et nous gardons notre aspect jeune jusqu’à la fin. Ce qui n’est pas très différent de ce qu’Edéna fait maintenant pour vous deux.
– Mais vous, Antéa ?
– Je ne suis autre que par l’aspect. Ma chevelure et la couleur de mes yeux permettent de reconnaître en moi la fonction, rien de plus. La seule vraie différence réside dans le fait que je ne donne naissance à une autre moi-même qu’une seule fois par cycle. Il ne peut y avoir qu’une reine pour mon peuple.
– Autrement dit vous êtes la reine depuis que les sirènes existent ?
– Mais oui, la même, mais avec déjà une multitude de corps successifs et une mentalité qui évolue.
– C’est vraiment extraordinaire ! Et qu’en est-il de ces sirènes au corps d’oiseau ? S’agit-il aussi d’une légende ?
– Il n’y a jamais eu de sirène avec un corps d’oiseau. Deux réalités se sont télescopées dans la mémoire de certains humains pour créer des légendes car des hommes-oiseaux ont effectivement existé, dans un très lointain passé.
– C’était un peuple créé de toutes pièces, intervient Jean-Marc et nous irons lui faire une visite un de ces jours.
– Nous étions un peuple innombrable, reprend la reine, jusqu’à ce que les hommes en arrivent à nous pousser au désespoir. Nous avons alors cessé de nous reproduire et décidé de déserter la surface.
– C’était de l’autodestruction !
– Presque, mais nous n’avons pas eu le choix. La pollution, atomique ou autre, sur terre et dans la plupart des océans avait eu raison d’une grande partie d’entre nous et considérablement réduit nos surfaces de vie. Et pour ne rien cacher, nous avons peu à peu été rejetées par les hommes qui vivent surtout d’amour charnel. Malgré notre aspect de jeunes femmes attirantes, nous n’avions rien à offrir sur ce plan. Nous ne connaissons pas l’amour physique, qui n’a aucune signification pour nous. Vos poètes ont souvent chanté de voluptueuses relations amoureuses entre hommes et sirènes, mais ce n’était et ne sera jamais que le fruit de leur imagination. Une légende dans la légende. Nous étions, et sommes toujours, remplies d’amour, mais pas au sens des aspirations humaines.
– Cette situation justifiait-elle une pareille mutilation ?
– La pollution faisait de plus en plus de ravages dans mon peuple et les hommes s’étaient mis de la partie. Nos corps ne pouvaient répondre à leurs fantasmes et ils ne le supportaient plus !
– Vous avez pris seule la décision de disparaître ?
– Il l’a bien fallu, mes sœurs sont l’insouciance personnifiée. Nous avons bâti Siréna sur l’emplacement le moins pollué et arrêté de nous reproduire jusqu’à n’être plus qu’environ cinq cents.
– Cinq cents jeunes et très jolies femmes, vivant totalement isolées du monde depuis des temps immémoriaux ! C’est une injure à la vie ! Vous n’êtes jamais tentées de remonter à la surface ? Vous n’avez pas besoin de respirer l’air du large ?
– Derrière ces poitrines qui ont catalysé les fantasmes des hommes et participé à notre perte, il y a des branchies et non des poumons. Seulement, malgré ces branchies, l’air et le soleil nous sont indispensables et il a fallu leur trouver des substituts et les adapter au mode de vie que nous avons choisi.
– Donc fini le grand air et la chaleur de l’astre solaire ?
– Celles de mes sujettes qui en éprouvent le besoin peuvent occasionnellement aller nager en surface, du moment qu’elles se tiennent hors du champ de vision de vos congénères. Pour conclure, Antoine, si nous nous sommes enfoncées au cœur de cet océan, c’est pour y survivre en attendant des jours meilleurs.
– Vous êtes là dans l’attente d’un cataclysme planétaire qui balayerait les hommes de la surface et vous en restituerait l’accès ?
– Vos semblables finissent toujours par disparaître et nous nous contentons d’attendre. Nous pourrons alors reprendre notre évolution naturelle, en compagnie de nos amis dauphins et baleines, dans un monde redevenu vivable pour nous.
– Et qui ne devrait plus être très éloigné dans le temps. Parlez-moi de Siréna.
– Il n’y a pas grand-chose à en dire. Siréna n’est qu’un vaste espace parsemé de pyramides surmontées de cristaux. Nous n’avons besoin de rien d’autre pour subsister.
– Ces pyramides ont une autre raison d’être que la décoration du lieu ?
– Elles sont essentielles à notre vie par le cristal qui en occupe le sommet et qui n’est pas seulement là pour faire de la lumière. Il assure notre pérennité. Je te disais qu’il avait fallu trouver un substitut à l’air et au soleil pour assurer notre survie. C’est ce cristal qui maintient notre organisme dans une perpétuelle jeunesse. C’est lui, aussi, qui émet des ondes pour tenir à distance les espèces dangereuses.
– Alors vous aussi, vous savez utiliser la puissance des cristaux ! Décidément, plus je progresse dans la connaissance de Terre et plus je constate que l’homme contemporain est loin d’être le surdoué qu’il croit être !
– Les pyramides ne sont pas seulement des supports, elles sont creuses et contiennent de l’air. Nous nous étendons régulièrement, pour nous régénérer, sur des couches faites d’algues étalées sur des banquettes de coquillages. Tu as dû remarquer que mes sœurs n’ont pas toutes des écailles de la même couleur, les teintes variant du gris terne au bleu éclatant. Ce gris terne est un signal d’alerte. Il suffit alors de s’allonger une heure à l’intérieur de l’un des édifices pour en ressortir avec des écailles éclatantes et un corps refait à neuf. Le cristal qui domine utilise sa puissance pour empêcher l’eau d’entrer et redonner vigueur à l’organisme qui le sollicite. Veux-tu voir l’intérieur ?
La reine quitte le banc sans attendre ma réponse et je la suis. Sur une face de la pyramide se découpe un espace fermé par une sorte de draperie vers laquelle nous nous dirigeons.
Nous en sommes à quelques mètres lorsqu’un dauphin, que je ne connais pas, nous dépasse et plonge dans l’ouverture. Son corps se dissout progressivement jusqu’à mi-longueur puis se recompose en sens inverse presque aussitôt.
– Il est allé prendre un bol d’air, plutôt que de monter à la surface, commente Antéa. Les dauphins utilisent beaucoup cette possibilité. À nous maintenant.
La reine me précède et je la vois disparaître graduellement tandis que je m’engage à mon tour. Je suis dans la pyramide et je n’ai rien ressenti en traversant ce rideau bizarre si ce n’est l’impression que laisse sur ma peau le passage de l’eau à l’air. Deux sirènes sont allongées sur une couche d’algues sèches et nous sourient gentiment. Leurs écailles sont bleues et brillantes. Les parois du local sont entièrement recouvertes de cette draperie qui sert de porte. La souveraine s’est assise au bord de la couche et m’explique :
– Ce que tu compares à un rideau est en fait de l’énergie pure produite par le cristal. Elle empêche l’eau d’entrer, mais n’a strictement aucun effet sur nos corps.
– Ces cristaux sont décidément des êtres extraordinaires aux pouvoirs infinis !
– Je ne pourrais mieux dire. Nous ressortons ?
Au-dehors nous retrouvons Jean-Marc et Arian qui n’ont pas bougé. Je demande :
– Le fait qu’il y ait des constructions blanches et d’autres roses a-t-il une raison d’être ?
– Rien de plus que le plaisir des yeux. Et si elles sont édifiées avec des coquillages c’est parce que ce matériau est présent en abondance. Certains coquillages ont toutefois une autre utilité.
– Celle qui se voit sur vous ? Ce magnifique collier de perles noires, par exemple ?
– N’est-ce pas qu’il est splendide ? C’est notre manière de joindre l’agréable à l’utile. La recherche de ces perles occupe une grande partie de notre temps. Les dauphins nous gardent lorsque nous nous éloignons de la zone de protection des cristaux. Parfois aussi les « Grands Anciens », avec qui nous avons de longs entretiens.
– Vous explorez les profondeurs de votre domaine ?
– Jusqu’aux limites de la lumière seulement. Nous pourrions descendre très bas, mais pour y faire quoi ? C’est un Univers où la vie est restreinte et de toute façon vouée au noir absolu, ce qui n’est pas notre cas. Notre rêve c’est plutôt de retrouver le soleil en surface et de livrer le haut de notre corps à sa douce chaleur quelques heures chaque jour sans contrainte. C’était si beau et il y a si longtemps que nous en sommes privées !
– Antéa n’a rien oublié dans la description de son univers, intervient Jean-Marc qui était resté silencieux, pas même la nostalgie qui les habite toutes et que je ressens à chaque contact. Si Edéna avait disposé d’un vaste espace sous-marin, suffisamment proche de la surface et susceptible d’accueillir son peuple, je crois qu’elle n’aurait pas hésité à effectuer la migration vers notre île.
– Ton ami a raison, Antoine.
– Vous n’aurez peut-être plus à attendre bien longtemps après le grand chambardement et j’espère qu’il restera encore assez de mes semblables pour profiter du bonheur de vous côtoyer.
– Cet avenir ne nous appartient pas encore, mes amis, mais nous avons appris à attendre. Même les millénaires passent et nous aurons certainement encore des occasions de nous retrouver avant que l’inéluctable ne survienne.
Autour de nous le décor a peu varié tandis que je prenais ce singulier cours d’histoire. Les baleines grises et les sirènes qui les accompagnent se sont déplacées vers le bord de la cuvette. Un banc de poissons gris avec une barre rouge en arrière des ouïes s’est aventuré dans la cité pour son malheur et quelques dauphins en profitent pour se mettre à table sans pour autant cesser de jouer.
Assis entre la reine et moi, Jean-Marc semble rêveur, tout à coup. Il a l’œil dans le vague. Son esprit n’est plus avec nous malgré le merveilleux de notre environnement et je ne peux résister au besoin de le questionner :
– Jean-Marc ? Que t’arrive-t-il ? Où es-tu ?
Il met quelques instants pour revenir au présent et me répondre sous le regard amusé d’Antéa qui pourrait bien avoir suivi son voyage imaginaire :
– En parlant de migration, à propos des sirènes, j’ai ravivé le souvenir d’un autre peuple pour qui il est important de quitter son secteur de vie et que je n’ai pas revu depuis bien longtemps.
– Je connais ?
– Non, mais il faudra que nous allions voir ce que ces gens deviennent.
– Pourquoi attendre ? Quelque chose s’oppose à ce que nous leur rendions visite en partant d’ici ?
– Rien ne s’y oppose, sauf une éventuelle allergie de ta part à l’accumulation de découvertes.
– Tu sais bien que ce n’est jamais le cas !
– Alors ne perdez pas de temps, intervient la reine. Vous discutez dans le vide et il est évident qu’Antoine ne demande pas mieux que d’explorer de nouveaux horizons. Vous pouvez revenir à Siréna quand vous le voulez, nous ne nous échapperons pas.