Edena Chapitre 12

Civilisations anciennes

Monde oublié, monde englouti, peuples disparus, civilisations anciennes

Le peuple bleu fait parti de ses peuples invisibles au cœur du plus profond de notre humanité

Edena CHAPITRE 12

Je suis complètement gelé ! La transition entre la cité des sirènes avec son climat euphorisant et le décor montagneux vers lequel m’entraîne Jean-Marc est particulièrement brutale. Plus nous nous élevons face à la montagne et plus le froid s’intensifie. Jean-Marc se dirige sans aucune hésitation vers les plus hauts sommets de la chaîne de l’Himalaya et mon corps astral en est presque à claquer des dents. Devant nous, tout est blanc et les rayons de soleil qui ricochent sur ce formidable miroir me lancent des aiguilles douloureuses dans les yeux.

Sans raison apparente, mon ami plonge tout à coup vers le flanc abrupt de l’un des pics recouverts de neiges éternelles. À l’instant où nous atteignons la paroi immaculée, je distingue une ouverture sombre, rendue invisible jusque-là par le miroitement solaire. Nous nous y engouffrons.

Maintenant nous évoluons dans un conduit obscur à peine assez large pour permettre la progression de deux ou trois hommes de front. Nous nous enfonçons profondément dans ce boyau et je me réchauffe progressivement car la température s’élève à mesure que nous progressons.

Le boyau s’évase finalement comme la bouche d’un tromblon et s’éclaire. Je m’arrête près de Jean-Marc qui s’est redressé pour prendre contact avec le sol.

Nous parcourons côte à côte les derniers mètres et le paysage qui s’offre à mon regard me cloue de stupeur. Sommes-nous vraiment toujours dans les entrailles du « Toit du monde » ? Il y fait clair et je n’aperçois pas la paroi qui devrait nous faire face. Je me tourne vers mon ami :

– Sommes-nous toujours au cœur de la montagne ou ce boyau nous a-t-il propulsés vers un autre monde ? Un autre Terrom ?

– Nous sommes toujours dans l’Himalaya, dans un abri démesuré, cyclopéen, qui occupe tout l’intérieur d’un pic à l’image d’un cornet renversé. Une sorte d’autre « Aiguille creuse », mais aux dimensions gigantesques.

– Quel est ce nouveau mystère ? Je vois quantité de constructions et quelques personnes qui circulent ici et là ! Si nous sommes toujours sur Terre, est-ce l’Agartha ? Des êtres humains y vivent-ils en permanence ?

– Il est vrai que l’endroit pourrait faire penser à ce lieu mythique, mais ce n’est pas lui. L’Agartha n’est pas un lieu habité. Je devrais dire ne l’est plus car il s’agit d’un monde souterrain qui a jadis été en surface. Il y a fort longtemps de cela. Ses deux principales entrées se trouvent au Népal. Il y en a d’autres. Ce que tu as devant toi c’est la cité d’un peuple différent issu, lui aussi, d’un lointain passé et qui a appartenu à une autre  « race-mère ». Il a pu, grâce à sa haute technologie, traverser le temps après avoir trouvé refuge ici.

– Un peuple encore plus ancien que celui de Muu ?

– Tellement plus ancien ! Je t’ai parlé d’une autre « race-mère », alors ce n’est pas en millions d’années qu’il faut compter, mais en centaines de millions et plus.

– Tu veux me dire que ces gens sont là depuis des temps immémoriaux !

– Qu’est-ce que cela a de choquant ? Pourquoi les baleines seraient-elles en mesure de traverser les ères et pas des hommes de qualité ?

– Depuis que je suis arrivé sur Edéna je m’entends répéter sans cesse que nous finissons toujours par nous détruire et disparaître !

– C’est exact, mais il y a une exception : ce peuple. Il vivait jadis en surface et il s’est réfugié ici après une guerre cataclysmique. Cet endroit était, en quelque sorte, son arche de Noé.

– L’arche de Noé a été construite en prévision d’une inondation, est-ce que…

– Tu déduis bien. Ces gens avaient prévu une catastrophe. L’atome, déjà, il n’y a rien de nouveau sous notre Soleil. Le feu atomique a balayé la planète, détruisant tout à la surface, mais sans les prendre de court.

– Un peuple tout entier se serait réfugié ici, dans une grotte de montagne !

– Pas tout un peuple, l’endroit a beau être immense, il ne pouvait servir de refuge à toute une nation. Mais ils étaient nombreux, des centaines de milliers, l’équivalent d’une très grande ville.

– Des grottes d’une telle dimension existent dans le ventre de la Terre ?

– Je ne sais pas, je n’en ai jamais vu.

– Alors celle-ci est artificielle ? Ce peuple a creusé l’intérieur de la montagne ? Comment l’as-tu découverte ?

– Dans l’ordre : c’est bien un abri artificiel ; il n’est pas creusé dans la montagne ; j’ai eu des images en passant au-dessus de l’Himalaya.

– Donc ce n’est pas une grotte ?

– Non. C’est une pyramide de fabrication humaine.

– Toujours cette forme pyramidale qui revient !

– C’est la construction la plus élaborée qui soit. Elle est présente dans toutes les civilisations de haut niveau. C’est l’édifice le plus à même de faire face aux bouleversements qui affectent la croûte terrestre.

– Mais comment imaginer qu’une nation ait pu bâtir quelque chose d’aussi énorme ?

– Tu as toujours tendance à voir le monde avec tes yeux d’homme du XXe siècle, Antoine. D’autres civilisations ont su développer des technologies qui relèvent, pour nous, de la science-fiction.

– Raconte comment tu les as trouvés !

– C’était mon énième passage au-dessus de ces montagnes. Toujours aussi glaçant ! Il me suffit de fermer les yeux pour tout revoir comme la première fois. Brusquement, alors que je gèle littéralement, le décor neigeux habituel cède la place à l’image d’une pyramide de taille colossale. Je ne vois rien de son environnement. Elle est là, blanche, éclatante, monstrueuse et seule. Comme si le paysage qui l’entoure a été gommé pour ne laisser apparaître que ce que je dois voir ! La seule différence avec le type de monument que nous connaissons, son énormité mise à part, réside dans son sommet qui est arrondi au lieu d’être pointu. Je suis un microbe en présence d’une montagne de quatre ou cinq kilomètres de base et presque autant de haut. Pendant un moment l’image reste statique, probablement pour me permettre d’en appréhender toutes les dimensions et puis, soudainement, l’écran s’anime. C’est si réel et effrayant que je manque prendre la fuite ! Tout autour de la pyramide de gigantesques fleurs atomiques se matérialisent. Le ciel en est rempli. Elles ressemblent à des méduses couleur sang et nombre d’entre elles heurtent l’édifice, attaquant l’enveloppe blanche qui coule le long de la pente en laissant apparaître une paroi bleu ardoise. Et tout cela dans un silence absolu. Pas de son, mais des images qui ne laissent aucun doute sur le conflit en cours.

– Une guerre atomique généralisée ? Avec des fleurs à la place de nos champignons ?

– Ces peuples ont sans doute développé une forme de tueur atomique différent du nôtre mais apparemment encore plus meurtrier. Un bon tiers du revêtement a disparu lorsque je constate que le sommet arrondi s’élève. Malgré la distance qui m’en sépare, je vois nettement s’allonger une colonne qui soulève le dôme tandis que lui-même perd de sa courbure et s’étend pour couvrir la plus grande partie de la pyramide.

– Ils ont ouvert un parapluie antiatomique ?

– Quelque chose comme ça, mais d’où fusent bientôt des rayons d’énergie qui repoussent et neutralisent efficacement les méduses pourpres. Après quoi l’image redevient statique sur une construction blanche et bleue, refermée, avant de disparaître et de me restituer le décor himalayen de notre présent avec juste une différence.

– Importante ?

– Bien sûr ! Puisqu’il s’agit de l’ouverture par laquelle nous sommes entrés !

– Autrement dit, cet espace, là, devant nous, c’est l’intérieur de la pyramide de ton film avec sa population toujours présente.

– Présente, mais désormais extrêmement réduite. Comme tu peux le constater, les édifices sont nombreux, mais les êtres vivants plutôt rares. Au fil du temps la race a dégénéré. Il n’y a plus maintenant qu’à peu près un millier d’individus et pratiquement plus de naissances.

– Attends ! L’Himalaya est un massif jeune et qui ne s’est dressé que tout récemment au plan géologique. Une peccadille, si je t’ai bien compris, par rapport à l’âge de la pyramide, mais qui a bouleversé les structures d’un continent. Et que dire des changements qui n’ont pas manqué d’intervenir dans la croûte terrestre depuis l’époque où les fleurs atomiques, comme tu les désignes, ont détruit une partie du revêtement de ce mastodonte. Comment expliquer, dans ces conditions, que cette réalisation humaine, nue, soit toujours droite sur sa base, intacte et emballée dans une montagne jeune comme dans un paquet-cadeau ?

– Des individus capables d’édifier pareille structure possédaient, à l’évidence, également les moyens technologiques de la préserver de tout accident, même géologique. Sinon, pourquoi en faire un asile et y enfermer une population entière en attendant que la Terre redevienne vivable ?

Ces êtres d’un autre âge savaient qu’une guerre atomique était en gestation et qu’elle allait anéantir toute vie et pour longtemps. Ils savaient aussi qu’il y avait un risque immédiat de basculement de la planète et que, de toute façon et avec le temps, d’autres changements d’axe surviendraient périodiquement. Ils avaient les moyens d’y résister et l’ont fait.

Ce qu’ils n’avaient pas su prévoir, par contre, c’est que les générations du futur ne voudraient plus sortir à la lumière du jour. Lorsqu’il a fallu faire face à la présence des nouveaux humains apparus en surface, beaucoup plus tard, quand une nouvelle « race-mère » est née, ils ont pris les dispositions nécessaires pour disparaître. Ils ne sont jamais plus sortis de leur refuge. Rien ne les en empêchait, pourtant, car l’atmosphère avait retrouvé sa pureté bien avant que l’homme n’émerge à nouveau des océans. Mais trop de générations avaient vécu dans la sécurité de cette prison dorée et avec le souvenir de la catastrophe nucléaire. Elles craignaient la lumière du soleil, les grands espaces, les animaux inconnus et surtout les bipèdes bâtis à leur image.

Alors, à l’abri dans leur sarcophage démesuré, ils se sont laissé enterrer puis soulever lors des divers mouvements de la croûte terrestre et c’est pourquoi ils survivent maintenant sous une montagne de glace.

À la naissance de notre « race-mère » la pyramide n’était déjà plus visible, prise dans les terres remodelées en train de se fragmenter. Bien plus tard, le heurt entre la plaque asiatique et celle de l’Inde n’a fait que lui donner de l’altitude tout en facilitant son isolement. Mais cet isolement risque maintenant d’être mis à mal par l’afflux des indésirables. Un jour ou l’autre des alpinistes pourraient en effet découvrir l’entrée du refuge.

Longtemps l’endroit a porté le nom de « Mont maudit ». Une interdiction avait été implantée pour maintenir les intrépides à distance et les punir si nécessaire. Le « Peuple bleu » influençait psychiquement les habitants de la région. Il n’en a plus la force du fait de ses effectifs réduits et c’est infiniment regrettable car cette influence avait aussi une action bénéfique sur tout le secteur en développant chez les indigènes une vie spirituelle forte. Cependant les superstitions touchent de moins en moins les esprits et les avancées technologiques facilitent de plus en plus les incursions en milieu hostile.  Et que dire de l’agressivité et du besoin d’expansion des nations voisines ? Notre monde aurait pu être différent si de tels êtres avaient été assez nombreux et suffisamment répartis pour jouer de leur puissance mentale.

– Encore une occasion ratée pour l’homme !

– Une de plus, Antoine. Ce peuple a travaillé pour l’humanité sur un territoire restreint mais longtemps protégé grâce à lui. Depuis qu’il a décidé son départ et cessé toute action mentale, rien ne va plus dans l’espace de vie qui bénéficiait de sa présence. Je sens, je devrais même dire, je sais, que le moment de partir est proche, imminent. C’est probablement une des dernières fois où nous avons la possibilité de regarder vivre le « Peuple bleu ».

– Au fait, pourquoi bleu ? Ils sont comme les Touaregs ?

– Les Touaregs doivent la couleur de leur peau à la teinture utilisée pour leurs vêtements. Les êtres que tu vas approcher étaient naturellement bleus par pigmentation lorsqu’ils vivaient à la surface. Maintenant cette couleur se teinte de rose en raison de l’enfermement. Ils ont pâli par manque de soleil.

À nos pieds, un escalier rudimentaire et étroit descend le long de la paroi, mais Jean-Marc le néglige pour se laisser glisser en vol plané jusque vers une place entourée de hautes constructions cubiques légèrement ocrées. Le sol sur lequel nous nous posons est étrangement souple et ressemble à de la mousse. Je ressens comme une infime vibration, mais elle est quasiment imperceptible et un ronronnement diffus l’accompagne. Je me tourne vers mon ami :

– Ne dirait-on pas que des machines fonctionnent sous nos pieds ? J’ai comme l’impression de marcher sur un être vivant.

– C’est presque ça. La pyramide est la mère du « Peuple bleu », elle le garde dans son ventre, à l’abri. Elle vit pour qu’il vive.

Un personnage bleu foncé, plus petit que nous, sort de l’un des bâtiments et se dirige vers une autre construction sans un regard dans notre direction.

– Suivons-le, fait Jean-Marc.

– Tu disais que la peau de ces êtres se teintait de rose !

– Celui-là est un robot, pas un homme. Il est fait du même matériau que la pyramide. Il doit certainement y avoir quelqu’un de chair et d’os dans ce bâtiment.

Nous entrons à la suite de la machine dans un espace qui semble infiniment plus vaste à l’intérieur qu‘à l’extérieur. Sans doute un effet d’optique dû à l’éclairage qui émane directement des parois et les rend presque invisibles à l’œil. Quatre robots s’activent devant d’immenses consoles sous l’œil attentif d’un personnage vêtu de cuir fauve et dont la peau du visage, des mains et des autres parties visibles du corps, est d’un bleu tendre, mâtiné de rose au point d’en paraître translucide. L’homme nous regarde avec gentillesse et sourit tandis qu’une pensée amicale s’insinue dans mon cerveau. Ni mot, ni image : une sensation, brève, qu’il exprime avant de retourner à ses écrans. Il n’a manifestement pas de temps à nous consacrer. Nous quittons la salle.

De retour sur la place, je questionne Jean-Marc :

– J’ai ressenti de l’amitié, lorsque cet homme nous a regardés, mais ni image, ni parole, comme c’est le cas habituellement. Il avait mieux à faire ou c’est un mode de communication qui est familier à ce peuple?

– C’est leur manière de s’exprimer. Je te garantis qu’elle est tout à fait efficace. Tu ressens ce qu’ils pensent et ils savent ce qu’il y a dans ton esprit au moment où tu émets. Il y a longtemps qu’ils n’utilisent plus d’autre forme de communication.

– Cela ne risque-t-il pas d’être très imprécis, parfois ?

– Pas du tout. Si tu regardes une belle fleur et en hume le parfum captivant, ton cerveau voit et sent cette fleur. Leur cerveau voit et sent exactement la même chose lorsqu’il est en contact avec le tien. Ce mode de communication est à la télépathie ce que la télépathie est à la parole.

Tandis que nous communiquons, deux êtres étranges font irruption dans mon champ de vision. Plus grands que nous, ils sont couverts de poils gris et marchent en se déhanchant légèrement comme de grands singes. Ils ont un crâne pointu et leurs petits yeux nous auscultent. Je n’écoute plus Jean-Marc, tout mon intérêt se reportant sur les Yétis. Car il ne peut s’agir que de ces êtres mystérieux dont les images défrayent périodiquement la chronique !

– Alors, ils existent vraiment !

– Comme tu peux le constater, s’amuse Jean-Marc. Et de plus ils sont dotés d’une certaine intelligence. Pas bien grande, mais suffisante pour faire de ces animaux issus du même passé que le « Peuple bleu » d’excellents serviteurs, dociles et sans états d’âme. Ils sont les seuls êtres de la pyramide à sortir à l’air libre. Ils y ont été habitués de tout temps avec pour principale mission de rechercher des animaux dont le cuir sert à confectionner des vêtements souples et résistants. Tu as pu en voir sur l’homme qui dirige les robots. Leur champ d’action est malheureusement de plus en plus restreint avec la montée des Terriens modernes. Ils partiront avec leurs maîtres et conserveront leur mystère à tout jamais.

Maintenant les Yétis se séparent. Tandis que le premier poursuit son chemin et disparaît derrière un édifice, l’autre bifurque en direction du tunnel par lequel nous sommes arrivés. Il grimpe quatre à quatre les marches de l’escalier et s’enfonce dans le boyau.

– Il va prendre l’air, fait Jean-Marc. Suis-moi, nous allons faire un tour dans les étages.

La pyramide comporte de nombreux niveaux, tous éclairés de la même façon qui témoigne, s’il en est besoin, de l’incroyable technicité de ses occupants. En effet, cette lumière semble vraiment sourdre directement des plafonds et des parois, être les plafonds et les parois. Le léger ronronnement des machines est perceptible partout comme si quelque chat facétieux se prélassait toujours à proximité. Ce qui aurait pu être une gêne est au contraire un apaisement pour les sens.

L’immensité des lieux se dégage de chacun de nos déplacements, mais fait encore mieux apparaître l’absence de vie. Les êtres que nous rencontrons sont regroupés en certains points et témoignent tous d’une activité intense qui conforte Jean-Marc dans l’idée déjà exprimée :

– Tu ne m’ôteras pas de la tête que le départ se prépare activement. Tout le monde nous salue gentiment, mais aucun de ceux que nous rencontrons ne nous consacre plus que ce salut. Pas plus, les hommes que les femmes. Pourtant, lors de mes précédentes visites, ils ont toujours été plutôt accueillants et disposés à des entretiens. Même les quelques enfants qu’il y a encore parmi ce peuple semblent déjà ailleurs.

– À propos de ces hommes et femmes, combien de temps vivent-ils ? Les rares enfants mis à part, j’ai vu des personnes d’un peu tous les âges et dont certaines paraissaient avoir déroulé de nombreuses décennies sans perdre de leur tonus.

– Tu comprendras mieux quand je t’aurai dit qu’ils ont capté l’eau de la rivière souterraine qui va jusqu’à Etretat et qui a pratiquement les mêmes effets que celle d’Edéna. Elle leur permet, en étroite collaboration avec leur savoir, d’atteindre cent vingt ans en pleine forme malgré la vie de troglodytes qu’ils se sont choisie. Car leur science, seule, ne leur a jamais permis de faire ce que réalise cette eau, ni de dépasser l’âge fatidique programmé dans les gènes de toute humanité. Veux-tu rester encore ? Pour ma part je ne crois pas qu’il y ait quelque chose de plus à attendre d’eux aujourd’hui.

– Tu es meilleur juge que moi. Nous pourrons peut-être revenir en espérant une plus grande disponibilité de leur part.

Quelques instants après nous sortons du tunnel et le froid m’agresse avec la même brutalité qu’à l’aller. Nous nous élevons et je remarque, sur la pente, un point noir qui descend vers la vallée. Ce doit être le Yéti, sorti un peu avant nous. Je le montre à Jean-Marc qui me fait signe qu’il l’a aussi aperçu.

Nous sommes assez loin maintenant pour embrasser d’un dernier coup d’œil tout le paysage qui enserre le pic mystérieux. Nous nous apprêtons à quitter vraiment les lieux lorsque le décor se transforme soudain en un gigantesque feu d’artifice de blanc.

La montagne qui abrite en son sein le « Peuple bleu » éclate littéralement en projetant dans toutes les directions des gerbes de glace, de neige et de rochers. Un court instant la pyramide apparaît. Vaguement visible au milieu de tout ce fatras, elle s’élève lentement et s’efface, soudain, dans une déflagration lumineuse. C’est une lumière blanche qui explose dans le plus profond silence.

Comme elle s’est ouverte, la montagne se referme maintenant. Les roches, la glace, la neige, arrivés au terme de leur expansion, retombent pour ensevelir à jamais un passé définitivement effacé. Les rochers comblent le trou, la glace puis la neige s’entassent par-dessus comme dans un film tourné en marche arrière. L’immense pic-abri s’est recroquevillé, tassé. La glace et la neige l’ont recouvert de leur manteau blanc sur lequel d’autres glaces et d’autres neiges viendront poser une couche supplémentaire d’oubli.

Le projecteur du futur s’éteint et la montagne retrouve son aspect. Le Yéti, point noir sur l’immensité blanche, poursuit sa descente. Tout est normal dans ce paysage, mais pour combien de temps encore ? Jean-Marc, dont les pensées cheminent en parallèle avec les miennes, exprime tous les regrets qui nous envahissent soudain :

– Les sirènes vont refaire surface un jour, les licornes pourront peut-être repasser une porte du temps vers la Terre, les Sterns décideront ou ne décideront pas de manifester leur présence, mais le « Peuple bleu », lui, partira pour ne plus revenir. J’en suis triste ! Toute trace du peuple humain ayant vécu sur notre sol pendant le plus long espace de temps va être définitivement effacée. Il ne laissera derrière lui que le souvenir d’une courte période d’infinie sagesse sur un territoire restreint et, pour la chronique, le témoignage des habitants de la région. Ils feront état d’une brillance sans pareille dans le ciel au-dessus de leur montagne le jour où celle-ci s’est partiellement effondrée dans un grondement d’apocalypse et ce sera tout.

– Où vont-ils aller ?

– Loin, quelque part dans la galaxie sur une sœur de la Terre. Une planète froide, bleue, avec de l’eau, libre d’humains, sur laquelle ils pourront renaître à la vraie vie.

– Dommage pour nous, mais c’est apparemment leur seule chance d’enrayer le processus de dégénérescence. Je gèle, Jean-Marc !

– Moi aussi, mais le spectacle qui nous a été prodigué m’en avait fait perdre la conscience.

Revenus dans nos corps respectifs nous restons longtemps silencieux, allongés dans les transats, à nous repasser des images qui resteront gravées à tout jamais dans notre mémoire.