EDENA la suite
Chapitre 4
Je m’apprête à sortir de mon bain du matin quand Arian se fait entendre. Je perçois également des bribes de pensées émanant des autres dauphins :
– Bonjour, Antoine. Nous sommes dans le lagon. Nous pourrons partir dès que tu le voudras.
– Je t’entends, Arian, et j’arrive dans quelques minutes.
À ce moment-là, Jean-Marc s’approche. Il me tend la paire de palmes à laquelle j’avais fait allusion la veille, et me dit :
– J’ai été jusqu’à la grotte te les chercher. J’ai compris où nos amis projettent de te conduire et je vais vous accompagner.
– Je croyais que ce n’était pas dans tes possibilités !
– Je n’irai pas en nageant, évidemment. Je vais simplement m’installer dans un transat et vous suivre avec ce corps non physique qui me permet tous les déplacements et que je n’ai pas utilisé depuis que tu as posé le pied sur l’île.
Lorsque j’arrive sur la plage la bande de joyeux drilles est au complet dans le lagon. Ils viennent au-devant de moi et je les salue avant de m’asseoir sur le sable pour chausser les palmes. Après quoi je me lève et je fais deux pas avant de m’étaler. J’entends dans ma tête un éclat de rire général.
– C’est ça ! Fichez-vous de moi ! Si vous croyez que c’est facile de se déplacer avec ces trucs qui me font des pieds de géant !
Je me relève, fais deux autres pas et pique du nez une nouvelle fois, jambes croisées et palmes emmêlées. Deuxième éclat de rire et cette fois j’ai même l’impression que Jean-Marc participe à l’hilarité générale. À la troisième tentative je parviens enfin à entrer dans l’eau et là c’est encore pire ! Je ne me suis jamais servi de ces ustensiles et lorsque j’essaye de battre des pieds, ils se dissocient et je roule sur moi-même au lieu d’avancer. La nageoire échancrée de Far s’est approchée, au milieu de la nouvelle vague de rigolade et son propriétaire s’efforce au calme pour me dire :
– Enlève ces palmes, tu es ridicule ! D’ailleurs tu n’en auras pas besoin puisque nous allons te tirer. Le voyage est bien trop long pour que nous te laissions utiliser tes nouvelles potentialités.
Sans sortir de l’eau, je retire les instruments de torture et les laisse couler. Je les récupérerai au retour pour les remettre dans la grotte. Comme si rien ne s’était passé je questionne :
– Il est loin cet endroit où vous voulez aller ?
– Trois bonnes heures en ne traînant pas en route. Mais tu verras, ça vaut le déplacement, déclare Far, toujours près de moi. On y va ?
Je m’accroche à sa dorsale et toute la troupe s’ébranle. Très vite le rythme s’accélère. Mon corps s’est bien adapté. L’eau semble couler sur ma peau avec plus de facilité et les yeux ne me piquent plus. Je n’ai plus froid malgré le fait que le déplacement se déroule sous la surface. Je me fais la réflexion que je ne sais pas vraiment combien de temps il m’est possible de rester sous l’eau sans respirer. Arian, qui nage à mes côtés, répond :
– Pour nous cela varie de vingt à trente minutes, selon les individus. Tu trouveras ta propre cadence rapidement. Si tu te demandes aussi à quelle vitesse nous pouvons nous déplacer sous l’eau, et en te tractant, saches que nous pouvons filer à environ trente-cinq kilomètres à l’heure, soit la moitié de notre vitesse de pointe normale.
– J’ai pensé et tu as répondu aussitôt. Est-ce que cela signifie que ce qui se passe dans ma tête est perceptible par tous ?
– Tu apprendras vite à ne penser que pour toi. Si pour l’instant nous sommes branchés sur tes ondes c’est que nous restons à l’écoute en permanence. Tu dois bien imaginer qu’après un silence de dizaines de milliers d’années nous n’allons pas te lâcher aussi vite. Tu es un personnage d’exception, ne l’oublie pas.
– Je ne suis qu’un être façonné par Edéna, rien de plus.
– Cela n’en fait pas moins de toi quelqu’un d’unique et qui avait des prédispositions. Pour Jean-Marc, il a fallu trente ans et ta venue.
– Arian a raison, reprend Far, mais peut-être que la Nature, avec son grand N et dans sa profonde sagesse, prépare une génération d’hommes nouveaux pour qui tout sera possible. Nous assistons peut-être à une naissance qui sera en même temps un retour au passé.
– Certains d’entre vous semblent très attachés au souvenir de ce passé.
– C’est une nostalgie qui nous habite tous.
– Pour moi, c’est Arian qui parle, le dernier vrai grand souvenir de bonheur total remonte à l’immédiat après Muu. Mes réincarnations successives, depuis cette époque, ne m’ont plus jamais rien apporté de semblable.
– Raconte-moi Muu.
Les pensées du grand dauphin s’installent dans ma tête. Muu était un continent immense et très varié qui occupait la quasi-totalité de l’actuel Pacifique. Il a sombré après une guerre aussi stupide que définitive avec les Atlantes car ces deux races ont coexistées et ne se sont pas succédées, comme nous avons tendance à le croire. Muu était une civilisation très ancienne. Sa longévité a été brutalement interrompue par le peuple atlante, plus jeune et plus vindicatif.
Je sens qu’Arian connaît quelques difficultés à évoquer cette période et je lui propose d’arrêter son récit s’il en éprouve le besoin.
– Ce sont les images de destruction qui me font mal, me répond-il, et je préfère te parler des souvenirs merveilleux de la courte période qui a suivi. Assez rapidement, les survivants se sont regroupés sur les morceaux de terre ayant échappé au cataclysme et sont retournés à une vie très proche de la nature.
La fabuleuse technologie de Muu avait disparu avec le continent. C’est en s’accrochant et en se regroupant sur des îles, vestiges non engloutis, que les êtres épargnés par la mort avaient pu reprendre goût à l’existence. Sur cette infime portion de territoire principalement dévolue, au temps de la prospérité, à l’agriculture et à la pêche, hommes, femmes et enfants s’étaient définitivement, et par choix, tournés vers la simplicité. Ils vivaient nus, se nourrissaient d’un peu d’agriculture et de la mer. Ils savaient parfaitement que le temps allait inexorablement les faire régresser. Ils ne pouvaient toutefois pas savoir que les pouvoirs physiques et psychiques qui étaient les leurs allaient aussi se dégrader puis se perdre. En attendant, ils s’étaient encore un peu plus rapprochés des mammifères aquatiques dont ils avaient toujours partagé les jeux. Les habitants de Muu se déplaçaient dans les airs, pouvaient séjourner sous les eaux et communiquer avec leurs amis sans faire usage de la parole. Ces facultés les avaient aidés à surmonter le traumatisme de la destruction de leur monde par une intégration spontanée au milieu marin. Ils étaient d’une taille inférieure à la nôtre, hommes du vingtième siècle, avaient la peau légèrement cuivrée, naturellement, et une absence totale de système pileux à l’exception de la chevelure, couleur de jais, qu’ils coupaient en forme de bol renversé. Mais si la taille était petite, le cerveau, lui, était bien rempli.
Tous les dauphins ont plus ou moins mis leur grain de sel dans l’évocation de cet après-Muu auquel ils sont très attachés. C’est Arian qui reprend le récit à son compte alors que nous sommes à mi-chemin de notre objectif :
– Le plus important à nos yeux, vois-tu, c’est qu’ils nous aimaient avant la catastrophe et qu’ils nous ont aimés encore plus après. C’est de là que nous vient notre amour indéfectible pour les hommes, un amour si bien ancré dans nos gènes que nous restons totalement impuissants face à la cruauté dont ils sont désormais capables de faire preuve.
– Même pour vous défendre ?
– Mais oui ! La vie autour de Muu n’exigeait de notre part aucune défiance, aucune retenue, face aux « deux pattes ». Nous nous aimions et nous comprenions. La vie n’était que jeux et échanges.
– Ces gens parlaient votre langage ?
– Non, les entretiens se faisaient comme ils se font maintenant avec toi. La différence réside dans le fait qu’à l’époque tous pouvaient accéder à ce moyen de communication. Ma compagne d’alors s’appelait Déesse. Nous avions pour amis très chers un couple de pêcheurs et leurs trois enfants. C’était une amitié née d’un geste tout naturel de Déesse. Elle avait sauvé le plus jeune des enfants en tuant un requin qui s’était attaqué à lui et en ramenant sur la plage le gamin paralysé par la peur et incapable de nager. L’âge seul a pu mettre fin à cette amitié, mais le souvenir en restera éternellement gravé dans ma mémoire.
L’émotion est si intense dans l’esprit d’Arian qu’elle se communique au mien et que j’éprouve de grosses difficultés à me reprendre et à lui demander :
– Que sont devenus ces êtres ? T’es-tu à nouveau réincarné là-bas ?
– Non, la douleur avait été trop forte et de toute manière rien n’aurait plus été pareil !
– Tu aurais pu faire amitié avec un autre couple.
– La régression a été très rapide. Elle a aussi atteint les facultés qui nous rapprochaient et en trois générations, à de rares exceptions près, les héritiers de Muu n’étaient plus que des hommes au cerveau limité, comme vous.
– Les responsables de ce gâchis sont des Atlantes, disais-tu. Pourquoi ont-ils fait une chose pareille ?
– Parce que dans toute nation humaine il y a toujours des êtres plus vindicatifs que d’autres. Te dire pourquoi des individus intelligents veulent détruire d’autres individus, également intelligents, n’est pas une notion accessible à nos mentalités. Toi seul peut en juger.
– C’est peut-être parce que j’ai du mal à me faire à cette notion que j’ai été accepté par Edéna. Pourquoi les occupants de Muu et de l’Atlantide, s’ils étaient contemporains, ne sont-ils pas simultanés dans le souvenir de l’humanité, aussi vague que celui-ci puisse être ?
Ariana, qui s’était tue jusqu’à présent, s’immisce dans la conversation :
– C’est probablement dû au fait que l’Atlantide n’a pas été détruite entièrement lors de la riposte à son attaque. Les deux civilisations avaient coexisté jusqu’à ce que le peuple atlante, beaucoup plus jeune, parvienne au même niveau technologique que Muu. Une partie de cette nation atlante, vieille de moins de cent mille ans, est alors devenue assez vindicative pour vouloir détruire l’autre nation âgée d’un million d’années. Certains d’entre nous, Kobé et Diran, par exemple, ont bien connu cette époque. Eux te raconteront, si cela te passionne. Rien de ce qui est notre passé n’est oublié.
– Je pense bien, que cela me passionne ! Vous gardez vos souvenirs d’une réincarnation à une autre ?
– Nous sommes un peuple intelligent, Antoine, doté d’une mémoire atavique.
– Nous arrivons, lance l’un des dauphins.
– Dans un moment tu vas découvrir quelque chose qu’aucun être humain n’a même jamais soupçonné, déclare alors Ariana, ni dans cette civilisation, ni dans aucunes des précédentes.
– En attendant, attention à bâbord ! Il y a toute une troupe de requins qui rôde dans le secteur, prévient un dauphin qui nous précède.
– Que tout le monde se regroupe autour de nous, demande Arian. Il ne faut jamais oublier qu’Antoine est vulnérable dès qu’il est dans l’eau. Malgré ses nouvelles capacités, il sera toujours un homme et par conséquent un être surtout adapté à la terre ferme. Il est préférable qu’aucun requin ne puisse s’infiltrer dans nos rangs.
Les requins doivent avoir d’autres objectifs car ils ne semblent pas avoir remarqué notre présence. Ils sont bien loin derrière lorsque nous parvenons sur un fond marin qui s’est considérablement élevé. Nous surplombons un territoire accidenté, un assez vaste plateau situé à la limite de la lumière. Sous nous le décor est particulièrement tourmenté et nous nous dirigeons, au milieu de ce fatras, vers le but de notre randonnée. L’objectif a vaguement la forme d’un œuf dont la base serait partiellement enchâssée dans la roche et le sommet comme sectionné par quelque gigantesque couperet. Mais quel œuf ! Il doit bien mesurer dix ou douze mètres de diamètre sur une quinzaine en hauteur, et c’est devant lui que nous nous arrêtons.
– Nous sommes arrivés, dit Arian en me montrant du rostre un trou situé à la base de la masse ovoïde. Je vais entrer et tu n’auras qu’à me suivre. Ce n’est qu’un siphon, un tunnel. Il n’y a aucun danger. Pendant ce temps, nos frères vont se restaurer car l’endroit est bien pourvu en nourriture savoureuse.
Les dauphins s’égaillent dans toutes les directions pour se gaver de ce plancton indispensable à leur santé et qui fait si cruellement défaut à leurs copains emprisonnés pour faire les pitres chez les hommes.
Arian se glisse dans l’entrée du tunnel. Je me prépare à en faire autant lorsqu’une forme monstrueuse entre dans mon champ de vision. Je reconnais instantanément un énorme requin. Il est si proche que j’ai l’impression d’être une fourmi face à un géant car il doit bien mesurer au moins cinq mètres. La peur me paralyse devant cette masse qui s’oriente dans ma direction avec l’intention évidente d’attaquer. Je ne sais pas s’il a senti ma peur, mais il démarre d’un brusque coup de queue alors que je reste cloué sur place, incapable d’émettre le plus petit appel au secours ou même de penser à me réfugier dans le tunnel.
La brute n’est plus qu’à deux mètres de moi lorsque Arian surgit du boyau. Dans la fraction de seconde qui suit, à l’instant où le tueur ouvre la gueule et va m’atteindre, le dauphin le percute avec une force inouïe. Je peux voir son rostre s’enfoncer dans la masse de muscles. Malgré sa taille, le requin est propulsé à plusieurs mètres tandis que mon ami suit le mouvement. Puis il se détache du corps pour effectuer à toute vitesse une boucle qui le ramène en position d’attaque. Il frappe à nouveau et pratiquement au même endroit, me semble-t-il. Le squale devient inerte et se retrouve flottant sur le dos. Quelque chose a dû éclater dans son organisme, le tuant sur le coup. C’est fini. C’est alors seulement que je sors de mon hébétude. La scène n’a probablement duré que quelques instants, mais tous les dauphins sont autour de moi. Je ne sais ce qui a pu les alerter. Aucun ne manque à l’appel et la rapidité de leur arrivée m’étonne.
– Tu sembles oublier que nous sommes en permanence à l’écoute de tes moindres pensées, me dit Arian. En réalité je suis le seul, dans le tunnel, à n’avoir pas été en contact. Ce sont nos amis qui m’ont prévenu lorsque je suis arrivé dans la salle. Inutile de te dire que je n’ai jamais parcouru aussi vite le chemin du retour ! J’ai débouché directement sur cette sale bête, ce qui m’a facilité la tâche.
– J’ai bien cru que ma dernière heure était arrivée ! Ce monstre est bien trois fois plus grand que vous ! Comment est-il possible de neutraliser aussi précisément une telle masse d’agressivité ?
– En lui éclatant le foie, reprend Arian. Ce spécimen particulièrement vindicatif de requin blanc t’aurait coupé en deux d’un simple coup de mâchoire !
– Et vous n’en avez pas peur ? Vous êtes minuscules en comparaison.
– Nous ne craignons pas les requins, sauf s’ils sont en bande et nous isolés. Ce sont des brutes sanguinaires, mais ce ne sont jamais que de gros poissons, même si, pour ce qui est de ces gros spécimens, la cervelle est un peu plus élaborée.
– En tout cas tu viens, une fois de plus, de me sauver la vie.
– Ce n’est pas un exploit et c’est de notre faute si tu t’es trouvé en danger. Comme je le disais un peu plus tôt, tu es sans défense dans l’océan. Nous aurions dû en tenir compte. Tu peux constater que nous n’avons pas toujours l’esprit très concret. Dorénavant je te demande de nous alerter systématiquement lorsque tu estimes que la situation est dangereuse ou difficile pour toi. Cela dit, ce requin était un solitaire qui chassait pour son compte et nous allons l’évacuer avant que son cadavre n’attire ici tous les prédateurs du coin.
Six dauphins se mettent en ligne. Ils passent leur rostre sous le monstre et le transportent hors de notre vue. Une multitude de petits poissons suit déjà le mouvement. Le tueur va rapidement servir de pitance à plus faible que lui.
Libéré de ma peur, je me remémore les paroles d’Arian tout de suite après la mise à mort et je lui demande :
– Qui sont ces amis qui t’ont prévenu ?
– Ce sont justement les occupants de ce rocher en forme d’œuf décapité. C’est pour faire leur connaissance que nous t’avons tiré jusqu’ici. Au risque de te faire dévorer ! Mais je préfère te laisser la surprise de la découverte. Maintenant suis-moi. Les autres vont surveiller le secteur.
Arian s’enfonce, une nouvelle fois, dans le tunnel.