Harmonie de la planète
CHAPITRE 7
Mes rêveries sont souvent remplies de l’image de Berryl en train de téter sa mère et je n’arrête plus de questionner Jean-Marc et nos amis. Le moment de la naissance approche et je crois avoir extirpé de la mémoire des êtres qui m’entourent tout ce qu’ils savent sur ce peuple captivant avec, en passant, quelques informations supplémentaires sur les dauphins.
Comme je l’avais déjà appris, les baleines et les orques sont présentes sur notre planète pratiquement depuis sa formation. Elles sont nées de la mer aussitôt après l’apparition du plancton et des êtres susceptibles de fournir de la nourriture, par exemple les poissons, c’est-à-dire au bout de seulement cinq ou six cents millions d’années. La vie n’était pas encore apparue sur les terres émergées.
Aucun des nombreux bouleversements qui ont marqué l’existence de notre monde n’est parvenu à faire disparaître les peuples de la mer, contrairement aux occupants des zones terrestres, qui eux, ont plusieurs fois été éliminés, purement et simplement.
L’intelligence des espèces marines varie selon les races mais celle des baleines, des orques et des dauphins, tout en étant différente de celle des hommes, leur est nettement supérieure. Ce sont de véritables civilisations, dotées d’esprit et de jugement. C’est probablement pour cela qu’elles nous qualifient, nous, les humains actuels, de « poissons à deux pattes ». Nous sommes leurs « sauvages ». Nous avons perdu toutes les qualités que possédaient nos lointains ancêtres, qualités qui permettaient un réel contact entre les espèces et qui devront nécessairement être retrouvées pour rendre son harmonie au globe qui nous héberge tous. Il faudra un jour renouer le dialogue et cesser de prendre ces êtres incomparables pour des animaux. Peut-être, alors, ceux-ci accepteront-ils de reconsidérer l’indifférence que nous leur inspirons de plus en plus. Ce sont des civilisations de l’eau comme nous sommes des civilisations de la terre ferme. La reconnaissance de cette réalité ne pourrait nous être que bénéfique car ce sont des créatures de Paix.
Ces peuples marins n’ont aucun besoin des hommes, mais doivent au contraire, maintenant, s’en protéger. Au temps où nulle calamité terrestre ne venait perturber leur existence, ils étaient nombreux et vivaient longtemps et heureux. Avec l’apparition des humains sont aussi arrivés la pollution et ses conséquences, comme la réduction de la durée de vie et le dérèglement des sonars. Pour y remédier, il leur aurait fallu pouvoir vivre à dix ou quinze mètres sous la surface sans avoir à respirer, puisque l’air lui-même fini chaque fois par être vicié. Une chose est pourtant acquise, ils étaient là bien avant l’homme et seront encore là après sa disparition, lorsque la mer aura repris ses droits. Car ils sont bien plus nombreux que notre faible savoir ne nous permet de le penser. L’océan est vaste et c’est leur domaine et si les baleines bleues ne sont plus guère qu’un millier et les blanches au nombre de deux, les autres races, elles, ne risquent pas l’extermination.
Avec l’arrivée de l’humanité actuelle, de ceux qu’ils appellent les « poissons à deux pattes », s’est ajoutée cette autre calamité qu’est le génocide. Les Japonais, pour les mettre en tête de liste, puisqu’ils veulent rester les principaux acteurs de cette destruction, devront fatalement payer. Les Norvégiens sont également présents dans les idées de vengeance, et certains autres, mais ce sont surtout et toujours les Japonais qui tiennent le pompon. Un jour ils ne seront plus là car les orques en auront décidé ainsi. Aussi surprenant que cela puisse paraître, elles en ont le pouvoir et si les baleines ne sont capables de réactions brutales que si l’on s’attaque à leur progéniture, il n’en va pas de même avec ces épaulards qui sont, avant tout, des guerriers dont la fonction principale est la protection des « Grands Anciens ». Chaque fois que je me suis trouvé en contact avec des orques, et c’est également le cas de Jean-Marc, leurs réflexions ont été les mêmes : « Ne tuez plus les baleines ! C’est un peuple intelligent qui évolue dans l’eau comme vous évoluez sur terre. Vous mettez à mal notre pacifisme et vous n’avez aucune idée de notre puissance ! Ne nous forcez pas à tout démolir car nous sommes tout à fait en mesure de vous mettre au pas ! ».
Je passe sur le reste. Il est vrai que ces êtres ne comprennent pas notre fureur à les détruire. Ils n’ont jamais été pourchassés auparavant. Quelles qu’aient pu être les erreurs commises par les civilisations humaines des temps anciens, jamais elles n’ont eu pour objectif de détruire les peuples de la mer.
Contrairement aux apparences, baleines et dauphins sont très proches des hommes. L’écart est de deux chaînons en ce qui concerne les premières et d’un seul pour les seconds. Ceux qui nous ont précédés le savaient grâces aux relations télépathiques qu’ils entretenaient en permanence. Le dialogue a malheureusement été rompu par l’appauvrissement de notre cerveau et le fait que nous ayons perdu tout respect à l’égard des autres, même humains. Les capacités acquises par Jean-Marc et moi, via Edéna, et les vagues perceptions qui sont encore l’apanage de quelques personnes à travers la planète, ne règleront pas le problème. Toutefois les baleines, elles, sont toujours en mesure de lire en nous et de savoir en qui elles peuvent avoir confiance.
Comme toutes les races nobles et pures, les baleines fondent un couple pour toute leur vie. Elles sont monogames et fidèles et ont régulièrement des petits, comme les humains. Lorsque l’un des membres d’un couple meurt, l’autre reste souvent seul ou meurt à son tour. Belle leçon d’amour !
Les cétacés ne sont pas exclusifs à la Terre. Sur la planète dont sont originaires les extraterrestres immortels, il y a aussi des dauphins et des baleines. Ces dernières sont plus petites que les nôtres, mais elles sont encore plus intelligentes et elles communiquent avec leurs humains. Elles vivent pratiquement en symbiose avec eux et ils se partagent le contenu des mers.
Les informations à propos de cette intelligence des « Grands Anciens » ne s’appliquent pas intégralement aux épaulards qui sont avant tout des guerriers et sont de ce fait, comme ils le disent eux-mêmes d’ailleurs, plus obtus, bien que de toute manière plus doués que les hommes. Ils sont les nettoyeurs des mers et des protecteurs qui sauront, un jour, montrer aux humains de quoi ils sont capables.
Concernant les seuls dauphins, mes frères, je sais que la raison de leur courte vie lorsqu’ils sont en captivité est double. Dans cet état, ils vieillissent très vite, par nostalgie, car la liberté et les grands espaces leur sont absolument indispensables, mais ils ont aussi un besoin constant de plancton. Cet apport nutritionnel est primordial, tant pour leur développement que pour leur survie. Ils trouvent amusant de faire des tours dans les bassins, mais c’est plutôt pour se désennuyer et cela fait d’eux des sujets de moquerie de la part des baleines qui trouvent cette activité mesquine et stupide. Quant aux naissances, elles sont accidentelles. L’amour physique occupe les couples prisonniers, mais la nourriture et la nostalgie s’opposent à la procréation.
Ils ont fait leur apparition sur Terre autour du continent Muu, il y a environ un million d’années, dans le même temps que se développait la vie terrestre sur le continent. La simultanéité de ces deux évènements explique, en grande partie, le contact intime qui s’est aussitôt instauré. Cela, je le savais déjà. Ils vivaient ensemble, jouaient ensemble, nageaient ensemble. Ils étaient frères et sœurs. Ce rappel au passé a toujours pour résultat de créer chez nos amis un climat de nostalgie douloureuse. Par contre, je les ai fait franchement rire lorsque je leur ai demandé s’il y avait bien eu une période de leur existence pendant laquelle ils avaient évolué sur la terre ferme, comme le déclarent certains de nos scientifiques. La réponse a été catégorique : ils sont nés mammifères marins et rien d’autre. Ils n’ont jamais été des « poissons à deux pattes ».
Voilà, résumé, tout ce que j’ai pu recueillir en attendant la naissance miraculeuse annoncée pour cette nuit.
– Est-ce que tu connais l’Ile aux corsaires ?
Je n’ai pas eu conscience de l’approche de Jean-Marc et je lui réponds avec un temps de retard :
– Jamais entendu parler ! C’est un endroit important ?
– Tout au plus une curiosité, mais qui est appelée à disparaître, un jour, de la surface de l’océan. J’y pense parce qu’elle est pratiquement sur notre chemin et que j’aurais déjà dû t’y conduire.
– Tu sais bien que je suis curieux de tout.
– Alors nous partirons un peu plus tôt et nous attendrons sur l’île le moment de rejoindre la future accouchée.
– Et si, sur notre lancée, nous allions dire un petit bonjour aux Sterns ? Nous n’y sommes guère retournés alors que nos déplacements ne sont plus qu’une formalité.
– Tu as raison, Antoine. Nous partons quand tu veux.
Comme je connais déjà l’endroit, il me suffit de visualiser le point de chute pour me retrouver sous la coupole. Jean-Marc est là aussi et les Sterns sentent immédiatement notre présence. La pensée collective réagit aussitôt :
– Nous pensions vous voir beaucoup plus souvent, les amis, surtout le petit nouveau.
– Il y a tant de choses à apprendre sur Edéna !
– C’est très bien ainsi. De toute manière nous suivons tes progrès grâce à nos amis communs.
– De vilains petits rapporteurs !
– De vrais amis, surtout. Leur amour pour vous deux dépasse l’imagination. Est-ce que vous avez besoin de nous ?
– Pas pour le moment, fait Jean-Marc. C’est la curiosité qui motive mon camarade. Il n’a encore visualisé que la moitié de vos anatomies.
– L’autre moitié est à sa disposition. Saute, Antoine.
Je me transporte sur la face supérieure de la coupole. Il y fait plus sombre que de l’autre côté, la lumière bleue, produite par les abdomens, n’y parvenant que de manière diffuse. Cette face est entièrement recouverte d’un liquide verdâtre et visqueux, mais suffisamment transparent pour me permettre de distinguer les petits personnages qui s’y baignent en ne laissant dépasser que leurs deux minuscules antennes. C’est réellement stupéfiant, lorsque l’on est au fait de l’intelligence de ces êtres, de se trouver confronté à la taille de leur tête et par conséquent de leur cerveau ! C’est exactement comme je l’avais imaginé après la description qui m’en a été faite lors de ma première visite. À peine un gros pois sur lequel se dessinent des traits qui doivent être les yeux et un orifice bien rond qui sert de bouche. Le pois est de couleur brune et semble reposer sur quatre appendices gris qui maintiennent le tout au-dessus du trou par lequel est passé le reste de l’individu.
– Ta curiosité est-elle satisfaite ?
– Presque. De quoi est fait ce liquide dans lequel vous baignez ?
– Comme déjà dit lors de ta première visite, c’est notre liquide nourricier. Il est composé exclusivement de produits extraits des coquillages et dilués dans l’eau.
Je retourne auprès de Jean-Marc qui n’a pas bougé de sa place et qui me dit :
– C’est extraordinaire, n’est-ce pas ? On a beaucoup de mal à imaginer toute la puissance mentale des Sterns en étant confrontés à la vision directe d’aussi petits corps.
– Heureusement qu’il est possible de se raccrocher au fait qu’ils utilisent la pensée collective, car si nous comparons nos tailles respectives…
– Nous faisons piètre figure, nous autres, pauvres humains !
– Tout cela est sans importance, reprennent nos hôtes, nous pensons, vous pensez et les baleines et les dauphins en font autant. Cela seul compte, finalement, puisque c’est ce qui devrait nous unir pour le bien-être de tous. Quels sont vos projets ?
– Nous allons assister à la naissance d’un bébé baleine en souhaitant qu’il soit blanc, répond Jean-Marc. Mais auparavant nous voulons faire un crochet par l’Ile des corsaires.
Quelques instants plus tard, et après avoir pris congé des Sterns, nous filons au raz des flots en direction de l’île visée. Ce mode de déplacement est assez grisant. Il permet à notre organisme d’éprouver toutes les sensations habituelles, mais à un rythme effarant de rapidité tandis que le voyage instantané, lui, n’est qu’un transfert d’un point à un autre sans aucune perception.
Lorsque nous arrivons sur les lieux, le Soleil baisse sur l’horizon et les frondaisons retentissent d’innombrables cris de perroquets. L’île est perdue au milieu des eaux de l’Atlantique, en pleine zone tropicale, et cela se voit immédiatement à la luxuriance de la végétation.
– Nous y sommes, déclare Jean-Marc, c’est bruyant, n’est-ce pas ? Personne ne vient jamais embêter ces oiseaux alors ils se reproduisent en toute tranquillité.
– Personne ne vient sur cette île ?
– En tout cas plus depuis longtemps.
– D’où lui vient son nom, alors ?
– Du fait qu’elle a probablement servi de refuge ou de base à des corsaires qui l’avaient découverte par hasard et que le nom est resté dans quelque légende. Car dans la réalité actuelle cet endroit ne figure plus sur les cartes.
– Comme Edéna.
– Et comme bien d’autres. L’île est située hors des chenaux habituels de navigation, dans un secteur de l’océan où personne n’a de raison de passer. Elle est isolée et un jour, elle n’existera plus car elle ne cesse de s’enfoncer.
– Et que deviendra sa population de volatiles ?
– Son instinct lui indiquera probablement la côte la plus proche.
Vue d’en haut, l’île est de forme très irrégulière, avec des falaises qui tombent à pic dans l’eau. Par-ci par-là, de petites et étroites plages viennent seules rompre la régularité de cet état. Nous nous posons sur l’une d’elles. Jean-Marc se met à l’eau et me fait signe de le suivre. À deux mètres sous la surface, il me montre du doigt la roche nue de la falaise. De ce côté de l’île, le Soleil éclaire encore bien la paroi et je distingue nettement des signes gravés. Sont surtout représentés, avec plus ou moins de netteté, des poissons, des chiens avec de longues oreilles et des oiseaux.
– Les oiseaux sont les habitants de l’île, me dit mon ami, quant aux poissons, ils représentent le signe de ralliement des premiers chrétiens.
– Je croyais l’endroit inhabité depuis toujours, sauf par quelques corsaires occasionnels.
– Certains parmi les premiers chrétiens ayant fui les persécutions de Rome, en radeaux, sont arrivés jusqu’ici pour n’en plus repartir. Ils se sont éteints, complètement oubliés du monde et tout ce qu’il reste de leur présence c’est ce poisson stylisé.
– Et le chien aux longues oreilles ?
– Les Chrétiens ou les corsaires avaient sans doute un de ces animaux avec eux.
Ces trois dessins sont parfois encore visibles au-dessus de la surface, à fleur d’eau. Jean-Marc m’explique qu’au temps de la présence des chrétiens, toutes les gravures que nous venons de voir étaient à l’air libre. L’île s’enfonce régulièrement et inexorablement. Bientôt les derniers symboles visibles auront disparu à leur tour, comme ont d’abord disparu les traces d’un lointain passé de l’humanité. Une civilisation plus ancienne encore que l’Atlantide avait laissé des signes, des indications de son existence, sur l’Ile aux corsaires.
Nous avons passé les heures qui ont suivi, allongés sur le sable, à écouter s’endormir lentement un peuple criard qui n’a pas conscience de la fin inéluctable qui est dévolue à son havre de paix mystérieux.
Lorsque Jean-Marc donne le signal du départ, la nuit est tombée et mon corps astral est dans la situation qui serait celle de mon corps physique dans les mêmes circonstances, c’est-à-dire sur le point de sombrer dans les bras de Morphée.
Far nous accueille avec plus de solennité que la fois précédente. Il est un peu à l’écart du groupe de mammifères marins qui tourne en rond dans les eaux froides.
– Dépêchez-vous, le travail va commencer !
Nous nous accrochons tous les deux à son aileron et il nous entraîne. Sous l’eau, à une dizaine de mètres de profondeur, la maman baleine est immobile. Auprès d’elle il y a quatre autres baleines, des grises.
– Ce sont les matrones, nous dit Far. Elles sont là pour aider la mère et le bébé qui va naître.
Je ne vois pas Berryl qui n’a pourtant pas quitté sa mère depuis deux ans et j’en fais la réflexion. Far répond aussitôt :
– Il a rejoint son père. Sa période d’insouciance est terminée et il n’aura plus guère d’occasions d’y revenir. Il va bientôt se mettre à la recherche d’une compagne et, d’après ce qu’il m’a dit, il va essayer d’en trouver une bleue.
– Une baleine bleue ?
– Oui. Il pense que les chances d’avoir, à son tour, des petits de couleur blanche seront plus fortes avec une bleue qu’avec une grise.
Tout en écoutant ces informations je tente d’attirer mes compagnons au plus près du groupe, mais Far s’y oppose :
– Non, Antoine, les matrones peuvent devenir nerveuses si nous approchons trop ! L’heure n’est plus aux délicatesses et il est préférable de ne pas distraire leur attention. Elles grognent. D’ailleurs je crois que les choses se précisent, regardez, les grises se rapprochent de la maman et il y a du sang qui sort sous son ventre !
Far a raison. C’est d’abord un mince filet qui grossit rapidement sous le ventre de la maman avant de jaillir à gros bouillon. Les deux matrones qui s’occupent d’elle se sont positionnées perpendiculairement à hauteur de ses yeux et semblent lui commenter le déroulement de la naissance tandis que les deux autres ont le nez, si je puis dire, sur l’orifice par lequel s’écoule le sang. Et soudain le bébé fait son apparition ! C’est la queue qui sort en premier, très vite suivie du reste du corps tandis qu’un nuage rosé enveloppe le tout. Le bébé est blanc ! Aussitôt les accoucheuses se précipitent et le portent en surface pour le faire respirer. La maman perd beaucoup de sang. Pendant que l’une des matrones de tête reste à sa place, l’autre nage vers l’arrière et s’empare du placenta. Elle l’avale puis retourne à sa place. L’écoulement sanguin se ralentit rapidement puis cesse tout à fait. La baleine blanche semble épuisée. Elle remue à peine. Le bébé descend, accompagné de ses gardiennes qui le regardent chercher la tétine. Il ne la trouve pas. Les matrones le ramènent à la surface pour une nouvelle séance de respiration. Il est vraiment tout blanc. Tout le monde redescend et cette fois l’une des grises le prend par le cou et le guide vers la tétine.
– Elle est presque aussi grande que Berryl lors de sa venue au monde, déclare notre ami Far. Elle est très belle !
– Qu’est-ce qui te permet de dire que c’est une fille, le coupe Jean-Marc, je ne vois pas de différence avec Berryl lors de sa naissance.
– Toi, tu ne fais pas la différence, moi, si ! C’est une fille. La maman est sonnée, mais elles sont toutes les deux en bonne santé. C’est une nouvelle victoire sur le destin.
C’est fini. Au-dessus de nous les autres membres de la famille tournent toujours et je prends enfin conscience du grondement qui accompagne leurs déplacements. Chaque coup de queue ou de nageoire résonne longuement. À cet instant précis, une masse énorme nous surplombe.
– C’est le papa de Berryl et du bébé, que vous pouvez admirer là, nous déclare Far. Il mesure plus de trente mètres de long. Il est impressionnant, n’est-ce pas ? Voilà un personnage qu’il vaut mieux ne pas importuner. Et pourtant, moi qui connais bien nos « Grands Anciens », je peux dire que cette montagne vivante danse. Le papa de notre bébé est un papa heureux et chacun, autour de lui peut le constater. Ses mouvements sont différents, plus souples, je dirai plus joyeux. Berryl est à côté de lui. Vous voyez la différence de couleur, le gris et le blanc ? Malgré ses quinze mètres, il fait bien petit, notre chérubin ! Mais je crois qu’il n’y aura plus grand-chose à voir maintenant. La petite va téter, puis monter respirer, puis retéter et ainsi de suite tandis que sa maman va récupérer et tout cela sous la surveillance des accoucheuses.
– Alors je suggère de rentrer et de revenir plus tard, me propose Jean-Marc. Tu restes encore un peu, Far ?
– Certainement deux ou trois jours. J’ai des amis dans le coin.
– Nous reviendrons avant ton départ.
C’est moi qui complète ainsi car je voudrais bien revoir la petite et sa maman avant que l’émotion, qui me noue les entrailles, ne se soit totalement dissipée.
Quelques instants plus tard nous avons réintégré nos emballages physiques et finissons la nuit sans sortir des transats. Mine de rien les voyages, même en astral, ça fatigue et je ne mets pas longtemps à m’endormir.
Quarante-huit heures ne se sont pas écoulées lorsque nous nous retrouvons sur les lieux. Apparemment rien ne paraît avoir changé, si ce n’est que trois des matrones ont réintégré le gros de la troupe. Celle qui reste surveille encore le bébé qui tète. Je me dirige doucement vers la tête de la maman, tout en veillant à ne pas susciter de réaction nerveuse chez l’accoucheuse alors que Jean-Marc, lui, s’en approche posément. En chemin j’aperçois Far qui se tient un peu à l’écart. Je m’accroche aux fanons de la grande baleine blanche. Elle dormait à moitié et se réveille lorsque je la touche. Son bel œil bleu est comme mouillé. Elle m’apprend qu’elle a eu mal mais que c’est fini maintenant et qu’elle est heureuse d’être à nouveau maman. Je lui dis que j’ai assisté à la naissance.
– Je sais. Je vous ai vus, tous les deux, à côté de Far. Vous avez eu peur des accoucheuses, mais elles ne vous auraient rien fait et vous auriez pu approcher. Leur crainte c’est avant tout de voir arriver des requins, attirés par le sang. C’est aussi pour cela que l’une d’elles avale le placenta. Les dauphins sont toujours méfiants à l’égard de nos matrones qui pourraient les confondre avec des squales, dans l’affolement. Far vous a communiqué sa peur.
– Je m’en souviendrai. Comment s’appelle votre bébé ?
– Bianca, pour honorer cette blancheur qui est un signe de notre renaissance.
– C’est un joli nom et qui lui ira très bien.
Ces échanges semblent avoir fatigué la belle baleine blanche car je remarque qu’elle a des difficultés à garder ouvert l’œil bleu qui me fait face. Il est préférable que je la laisse se reposer. Je vais rejoindre Jean-Marc et nous reviendrons dans quelque temps, lorsque la petite Bianca n’aura plus sa tétée pour unique préoccupation. Je dis au revoir à la maman et je me rapproche de mon ami à qui j’explique la situation.
Far est lui aussi sur le départ. Ses amis du coin, comme il dit, l’attendent à proximité pour l’accompagner un bout de chemin. Alors nous décidons de rentrer directement en visualisant notre chère île.