Edéna le monde et ses habitants
CHAPITRE 8
Il pleut depuis deux petites heures sur Edéna et nous sommes réfugiés dans la galerie d’accès à la grotte. Jean-Marc rêvasse dans son hamac suspendu entre les deux cocotiers plantés par lui il y a trente ans. J’ai jeté sur le sol un gros paquet de fourrures vertes et jaunes sur lesquelles je me suis allongé pour lire. Toutes les odeurs qui nous arrivent sont brassées par la pluie pour s’amalgamer en un parfum étrange et quelque peu enivrant qui incite plus à la rêverie qu’à la lecture.
Les lapins, assis sur leur joli derrière, nous regardent en remuant sans cesse leur petite frimousse. Quant aux cacatoès, philosophes, ils sont alignés, silencieux, sur un des troncs de cocotier et baillent à tour de rôle, indifférents au crépitement de l’eau et aux minuscules ruisselets qui coulent entre leurs pattes.
– Que penses-tu de la légende qui circule au sujet des licornes ?
Jean-Marc me pose cette question comme si elle faisait suite au déroulement d’images dans sa tête.
– Que veux-tu que j’en pense ? Pour moi c’est une légende et rien de plus.
– Bien sûr ! Mais, comme toute légende, elle trouve son origine dans un passé plus ou moins lointain et bien réel.
– Est-ce que tu veux me dire que cette histoire de licornes, qui ne se sont pas présentées aux portes de l’arche de Noé au commencement du Déluge, a un fond de vérité ?
– Tout juste, l’ami, un fond de vérité, comme tu dis.
– Raconte !
– Et si, au lieu de raconter, je te montrais ?
– En faisant un saut dans le passé ?
– Mieux que ça, en allant faire une petite visite dans leur présent.
– Je ne comprends pas ! Si elles étaient encore sur Terre, depuis Noé, elles auraient été vues !
– Te voilà bien sceptique, tout à coup ! Après les Sterns ou les révélations sur l’intelligence des cétacés, par exemple, comment peux-tu encore douter des possibilités offertes par Edéna !
– Tu as raison. C’est le réflexe de quelqu’un qui n’aurait pas eu accès à notre île. Alors, où dois-je me propulser ?
– Cette fois tu ne pourras pas t’y rendre seul. Je vais m’allonger près de toi et tu vas me donner la main. Je ne tiens pas à te perdre en route !
Jean-Marc joint le geste à la parole. Quelques secondes plus tard il est à mes côtés et me prend la main tout en déclarant :
– Détend-toi et fais le vide dans ta tête, je me charge du transfert.
Je fais ce qui m’est demandé. J’ai vaguement la sensation de flotter et lorsque j’ouvre les yeux le décor a changé. Jean-Marc a lâché ma main. Nous sommes arrivés dans un lieu étrange, inhabituel. Nous nous tenons au centre d’une immense clairière dont l’herbe que nous foulons aux pieds est bleue, un bleu très soutenu. Les arbres, au loin, ont cette même couleur. Je lève les yeux et mon regard se heurte à un disque blanc dont l’éclat est insupportable dans un ciel vert pâle. Quelque chose passe devant nous. C’est un oiseau gris clair avec un bec blanc. Il a la taille et le cri de nos merles terrestres et il attrape au passage un papillon noir dont les ailes sont tachetées d’orange.
Je reste planté là, ébahi, le souffle coupé. Jean-Marc ne dit mot. Il surveille mes réactions. J’articule avec difficulté :
– Nous ne sommes plus sur Terre, n’est-ce pas ?
Il ne répond pas et se contente d’un mouvement négatif de la tête. Alors je reviens au paysage qui nous entoure. La prairie est constellée de fleurs qui vont du jaune paille à l’orange vif et que butinent une nuée de papillons identiques à celui qui a servi de repas au merle gris. Les senteurs qui montent à mes narines parfument un air pur et vivifiant que l’on ne rencontre plus sur la planète terre. Jean-Marc bouge, près de moi, et je m’apprête à lui parler lorsqu’il pose un doigt sur sa bouche pour me demander de n’en rien faire. Dans le même temps, sa voix résonne dans ma tête, mais ce n’est pas à moi qu’il s’adresse. Il appelle :
– Iris, ma belle, montre-toi. Je voudrais te présenter un ami.
Il se tourne ensuite vers un point de la lisière où apparaît presque aussitôt une tache blanche qui s’immobilise un court instant avant de venir rapidement dans notre direction. Très vite je reconnais la silhouette d’un petit cheval lancé au galop, ou plutôt d’une jument, puisque mon ami l’a appelée Iris. Lorsqu’elle s’arrête à quelques pas de nous j’ai l’émotion de ma vie ! Jean-Marc m’avait bien dit que nous allions à la rencontre des licornes, mais il y a un monde entre l’idée que je m’en faisais et le choc de la présence effective. C’est un éblouissement ! Elle est là, devant moi, immaculée, qui me regarde de ses grands yeux bleus tirant sur le violet et qui brillent d’une douceur immodérée sous d’immenses cils noirs. Une longue corne blanche, translucide et torsadée, pare son front. Sa tête est toute finesse et une épaisse crinière coule en longs fils de soie sur son cou et sur la naissance de sa corne. Sa queue, plus fournie encore que sa crinière, pend jusqu’au sol dont elle balaye l’herbe dans un lent mouvement de va-et-vient.
– Elle est lumineuse, tu ne trouves pas ? me demande Jean-Marc qui me propose ainsi de revenir à la réalité.
– J’ai l’impression d’être plongé dans un rêve !
– Seulement ce n’est pas le cas. Iris est bien réelle et tu n’as qu’à t’en approcher pour le vérifier. Parle-lui, elle te répondra. Les licornes forment un peuple intelligent. Un de plus que les hommes ignorent.
– Comment s’appelle ton ami ? demande la belle.
– Antoine, Iris, il s’appelle Antoine et il est maintenant avec moi sur Edéna.
– Je suis heureuse que le ciel t’ait accordé la présence d’un ami, reprend la voix douce de la jolie licorne. Est-ce que tu es en train de lui montrer ce que les autres habitants de Terre ne savent pas voir ?
– Exactement, car il est encore plus curieux que moi. Mais c’est bien la première fois que je le découvre aussi stupéfait !
Je m’apprête à réagir lorsqu’un bruit de galop nous parvient. Une seconde licorne blanche arrive en trombe et vient se placer aux côtés d’Iris. C’est visiblement un mâle car il est d’une taille nettement supérieure. Plus fort, plus majestueux, il incline dans ma direction sa tête ornée d’une corne impressionnante par sa longueur et sa blancheur. Il a des yeux bruns, assombris par le courroux et les poils de sa crinière s’agitent de part et d’autre de son cou. Sa queue fouette l’air avec nervosité tandis qu’il me regarde et son sabot avant droit gratte le sol.
– Calme-toi, Lune, dit Iris en posant sa tête contre le flanc du grand mâle, Antoine est un ami qui vit sur Edéna, comme Jean-Marc.
Lune, puisque c’est son nom, se calme aussitôt et ses yeux sombres se marbrent d’or. C’est une voix grave et chaleureuse qui s’insinue dans ma tête :
– Pardonnez-moi cette méfiance, surtout toi, Jean-Marc, dont je connais les qualités. J’ai craint pour ma compagne qui attend un bébé.
– Iris va avoir un bébé ! s’exclame Jean-Marc sans lui laisser le temps de poursuivre, c’est merveilleux !
– Eh oui ! J’ai plus de cinq ans maintenant, fait cette dernière, et Lune ne me lâche plus d’un sabot que lorsqu’il y est forcé.
– La dernière fois que je suis venu, reprend Jean-Marc à mon intention, Iris n’avait que quatre ans. Son attachement pour Lune était déjà le signe d’un immense amour, mais la règle, ici, est d’éviter toute procréation avant la cinquième année et nos amoureux piaffaient d’impatience.
– Ne te moque pas de nous, Jean-Marc, nous nous aimons depuis toujours, interviennent simultanément les deux merveilles blanches.
– J’avais parfaitement saisi et je suis heureux pour ce bébé qui sanctifie votre union. Mais regardez Antoine ! Ne dirait-on pas qu’il est tombé sous le charme d’Iris ?
Jean-Marc me tape sur l’épaule pour me ramener à une réalité que j’ai à nouveau désertée et Iris a un petit rire cristallin un tantinet moqueur qui me pousse à réagir :
– Vous ne pouvez pas savoir à quel point j’ai la sensation d’être dans un rêve ! C’est si prodigieux que je comprends mieux pourquoi votre image a traversé les siècles de notre planète avec une perpétuelle auréole d’amour ! Jamais je n’aurais imaginé pouvoir vivre un tel événement !
– Cette fois il est bien réveillé, ironise gentiment Jean-Marc. Je vais lui montrer quelques-unes des autres merveilles de votre monde et nous reviendrons vous dire au revoir avant de partir.
– Alors à plus tard, chantonne la voix cristalline d’Iris. Nous retournons auprès des nôtres.
Elle entraîne son compagnon et nous les regardons s’éloigner, flanc contre flanc, baissant régulièrement la tête pour saisir une touffe d’herbe ou de fleurs. C’est seulement lorsqu’ils disparaissent sous la futaie que le charme se dissipe et que Jean-Marc, quittant le sol, m’entraîne dans la direction opposée. Nous progressons avec lenteur. Après quelques instants, nous survolons des arbres immenses aux essences variées. Tout ce qui est vert chez nous est bleu ici. Conifères et feuillus alternent ou se mêlent. Le paysage est très vallonné avec de nombreux ruisseaux. De temps à autre un cours d’eau plus important dégage des bandes de terre où la vie animale se manifeste et où l’on peut apercevoir, blanches ou noires, des licornes dont la présence n’incite pourtant pas Jean-Marc à s’arrêter. Mille sons montent jusqu’à nous. Mon compagnon suit maintenant une de ces rivières et nous débouchons au-dessus d’un magnifique lac dont les eaux vertes reflètent l’éclat du ciel.
D’autres licornes sont là, dans un vaste espace libre. Elles sont en train de boire au bord du lac et s’arrêtent pour nous regarder nous poser. Elles sont au nombre de cinq. Deux d’entre elles semblent des images d’Iris tant la ressemblance est frappante, du moins à mes yeux inexpérimentés. Près d’elles, un grand mâle salue Jean-Marc d’un mouvement de la tête avant de se tourner vers moi. Il est noir, un noir qui lance des reflets bleu-vert à force d’être noirs. Sa longue corne est noire. Sa crinière particulièrement fournie, le panache volumineux de sa queue, eux aussi, sont noirs. Tout est d’un noir profond, intense, d’où n’émergent que les yeux qui sont comme deux lacs d’or.
À quelques mètres des adultes, deux bébés gambadent sans plus se préoccuper de nous. Ces petites merveilles de grâce à la robe immaculée n’ont pas encore de corne. Leurs yeux sont violets et espiègles.
Me voilà, une fois de plus, subjugué !
– Tu vas pouvoir les caresser, me dit Jean-Marc, mais je vais d’abord te présenter les parents. Le beau ténébreux se nomme Soleil. C’est surprenant, mais je t’expliquerai. Les dames sont Cavale et Rafale. Toutes deux blanches et si identiques que je suis toujours incapable de les différencier. Quant aux adorables miniatures, ce sont des jumelles et elles sont les petites de Rafale et de Soleil. Je crois qu’ils en sont particulièrement fiers car les doubles naissances sont rares.
Il s’adresse ensuite aux licornes :
– Soleil, et vous Rafale et Cavale, je vous présente mon ami Antoine, dernier arrivé sur Edéna.
– Tu n’es donc plus seul sur ton île, voilà qui est bien, répond la licorne noire. Sois le bienvenu sur notre sol, Antoine, nous savons maintenant qu’il n’y a rien à craindre des hommes qui nous arrivent d’Edéna.
– Soleil te dit ça, reprend Jean-Marc, parce que mes débuts sur Terrom n’ont pas été des plus aisés. Ma première visite a été cause de quelques paniques et j’ai bien failli me faire piétiner, aussi bien ici, par Soleil, que de l’autre côté, par Lune. Heureusement que mon état d’image, d’être astral, me mettait à l’abri des blessures, même si je pouvais ressentir les chocs !
Je vais avoir de nombreuses questions à poser à Jean-Marc. En attendant, je remercie Soleil et ses compagnes de leur accueil amical avant d’aller m’accroupir près des jumelles qui arrêtent leur jeu et s’approchent sans crainte. Comme elles sont adorables ! Elles posent leurs petits naseaux de velours tiède contre mes joues, comme pour un baiser. Je les caresse longuement, jusqu’à mettre leur patience à l’épreuve. Elles s’éloignent alors en sautillant en direction de la berge. Elles ont un petit rire aigu qui tinte comme une double clochette. Je les suis jusqu’au bord de l’eau et je les regarde folâtrer dans ce liquide étrangement clair et couleur de ciel vert pâle. Je suis si absorbé par leurs jeux que je ne remarque pas l’approche de Soleil qui m’expédie dans le lac où je m’étale sous les rires. C’est vraiment surprenant comme ce corps astral est consistant ! Lorsque je sors de l’eau après une dizaine de brasses, les petites sont en train de téter leur mère et ce tableau a quelque chose d’idyllique qui me remue jusqu’au tréfonds de l’âme.
En lisière de forêt apparaissent tout à coup un cerf magnifique et trois biches. Sans plus de façon, ils viennent boire à quelques mètres de notre groupe, attirant l’attention des jumelles qui cessent aussitôt de téter et courent jouer à passer entre les jambes et sous le ventre du grand cervidé qui les laisse faire. La robe de ces nouveaux venus est nettement plus claire que celle de leurs homologues terrestres, presque couleur paille. Une fois désaltérés, ils repartent aussi calmement qu’ils sont venus.
Ce doit être l’heure de la sieste, maintenant, car les adultes se couchent à quelques mètres du bord de l’eau. Les petites s’empressent de les rejoindre et s’allongent entre les pattes de leur père. Tous nous regardent en silence.
– Nos amis ont l’air de vouloir faire relâche, me dit alors Jean-Marc, si nous faisions un tour sur le lac ? Je crois que tu attends avec impatience un gros paquet d’informations. Je me trompe ?
– Pas vraiment !
– Alors cherchons un coin tranquille sur cette eau si claire et qui ne sait rien de ce que les Terriens appellent la pollution. Tiens, pourquoi pas cet îlot là-bas, rocher blanc isolé dans une eau verte ?
Nous prenons pieds sur le rocher blanc, nu. Il a la couleur de la craie, mais semble cependant aussi dur que le granit. Le temps et les vagues l’ont pourtant rendu totalement lisse. Tandis que nous nous installons, une douzaine de cygnes noirs apparaissent glissant majestueusement sur les eaux calmes. Ils sont nettement plus grands que ceux de Terre et ont un air encore plus dédaigneux. Leur bec et leurs yeux sont couleur rouille et je suppose qu’il en est de même des pattes que je ne peux voir. Leur déplacement est absolument silencieux.
– Ils sont encore plus méprisants que les nôtres, tu ne trouves pas ? me demande Jean-Marc.
– Le mot est peut-être même un peu faible, mais quelle allure !
– Par quoi veux-tu commencer ?
– Terrom. C’est le nom que tu as prononcé pour désigner ce monde. Les couleurs mises à part, je lui trouve une grande ressemblance avec notre planète. Terrom, Terre… Quatre lettres identiques. Il y a une raison ?
– Terre et Terrom ont été des sœurs jumelles pendant très longtemps.
– Je ne comprends pas !
– Avant d’être une planète à végétation bleue sous un ciel vert, éclairée par une étoile blanche, Terrom avait les mêmes caractéristiques que Terre. Elle était seulement très légèrement plus froide car un peu plus éloignée du Soleil.
– Je ne comprends toujours pas !
– Terrom faisait partie intégrante de notre système solaire.
– Là, tu…
– Non, non, je ne te raconte pas d’histoire ! Terrom était, il y a bien longtemps, dans notre système, sur une orbite proche de la Terre. Il en reste la ceinture des astéroïdes. Moi aussi j’ai eu du mal à accepter cette information. Si elle ne m’était pas venue des Grusiens, je crois que je douterais encore.
– Qui sont les Grusiens ?
– Ce « Peuple inconnu » qui se retrouve dans toutes les légendes et dans toutes les religions, nos amis les extraterrestres, les invisibles, dont nous connaissons trois des représentants : Aldoban, Dénahée et Solinia. Il a bien fallu trouver un nom qui corresponde à quelque chose les concernant, le nom de leur planète étant imprononçable pour nos gosiers de Terriens. Comme ils sont originaires de la constellation de la Grue, nous avons décidé, d’un commun accord, qu’ils seraient les Grusiens.
– Va pour les Grusiens, mais pourquoi ne pas me l’avoir dit jusqu’à présent ?
– Sans raison. En général je pense plutôt « Peuple inconnu » que Grusiens.
– Terrom ?
– Terrom était une des planètes tournant autour du Soleil, une planète bleue, comme sa jumelle la Terre. Notre système est régi par le chiffre neuf, le chiffre de Dieu. Terrom est maintenant remplacée par ce qu’il en reste de visible, la ceinture des astéroïdes. C’est une très vieille histoire, Antoine, si vieille, même, qu’elle ne figure plus dans aucune légende. Elle a trait à une « race-mère » qui a précédé la nôtre, ce qui explique le silence qui a envahi nos mémoires.
– Qu’est-ce qu’une « race-mère » ?
– En bref, c’est une succession de civilisations sur une période délimitée de la vie du globe. Au cours de cette lointaine époque, Terrom et Terre étaient toutes deux peuplées d’êtres humains, ainsi d’ailleurs que notre Lune, qui possédait une atmosphère naturelle. Les Terromiens étaient nettement en avance sur les Terriens. Le voyage dans l’espace était chose courante pour tous et ces gens se rendaient visites. Terrom avait quatre satellites, deux grands et deux petits. Terre en avait deux. Ceux de Terrom sont toujours là, même si tu ne les vois pas en ce moment en raison du fort éclairage de son astre blanc. Les deux plus petits sont d’ailleurs en train de s’éloigner.
– Ce n’est pas dangereux ?
– Non, du fait de leur taille réduite et de la lenteur du mouvement qui ne perturbera guère l’orbite des planètes. Les problèmes ont commencé par la Lune. Ses occupants étaient très évolués et peu nombreux. Il s’agissait d’anciens habitants de la Terre qui avaient émigré, des survivants d’un précédent cataclysme provoqué. Ils étaient humanoïdes, mais d’une souche différente, plus ancienne et pacifique. A l’époque qui nous préoccupe, quelques illuminés ont tenté des expériences en rapport avec des trous qui apparaissaient dans leur couche d’ozone et tout ce qu’ils ont réussi à faire a été de brûler l’atmosphère. Il n’y a pas eu de survivant. La Lune est devenue ce que nous en voyons maintenant : un objet mort régulièrement percuté par d’autres objets qui y creusent des cratères. Je ne sais pas si cette catastrophe a joué un rôle dans la suite des évènements, mais toujours est-il que peu après une guerre sans merci a éclaté entre les planètes jumelles et qu’elle a transformé le paysage de notre système. Une partie de Terrom a été pulvérisée par les armes des Terriens et les Grusiens ont dû intervenir pour éviter sa destruction complète. Les conséquences en auraient été trop graves pour le système solaire et par répercussion pour tous ceux qui sont à proximité. Maintenant Terrom n’a plus rien d’une planète ronde, il lui manque trop de matière, mais cela ne l’empêche pas de continuer à tourner. Elle est seulement un peu difforme.
– Mais Terrom n’est plus dans notre système !
– Terrom, non, mais la ceinture des astéroïdes, composée des débris arrachés à la planète et qui ont été projetés sur une orbite plus éloignée, est toujours là. Au tout début, bien sûr, ces débris étaient relativement groupés et c’est le temps qui les a dispersés sous la forme que nous connaissons. Quant à Terrom et ses quatre satellites, les Grusiens les ont transférés dans un monde parallèle où nous sommes aujourd’hui. Comme tu n’as pas manqué de le constater il y a eu de petites modifications dans l’environnement.
– Les extraterrestres ont le pouvoir de faire une chose pareille !
– Entre autres possibilités.
– Et cela sans perturber le bel ordonnancement agencé par Dame Nature ?
– Pas exactement car la différence de masse était beaucoup trop importante.
– C’est à ce moment-là que Vénus a été captée ? Pour compenser ?
– Qu’est-ce que tu veux dire ? Vénus a toujours été là ! Elle est à la même place depuis la formation du système et il n’y a pas eu à la capter, comme tu dis.
– C’est une théorie en vogue.
– Alors, c’est une stupidité de plus ! Nous connaissons maintenant nos planètes dans leur intégralité et elles sont les mêmes depuis quatre milliards et six cents millions d’années, l’échange ceinture des astéroïdes contre Terrom, mis à part. Il n’y a eu que fort peu de changements dans les orbites, à la suite de ce transfert, par contre certaines planètes, elles, ont eu à en subir des contrecoups. En particulier la Terre qui a basculé sur son axe après avoir était percutée par sa deuxième Lune, heureusement beaucoup plus petite que l’autre. Ce n’est d’ailleurs pas la seule fois où il y a eu basculement, car il s’agit aussi d’un événement mécanique et périodique. Toujours est-il que la plus grande partie de la population a été balayée de la surface de la Terre et qu’il y a quelque part, dans les abysses de ce qui est maintenant l’océan Pacifique, une masse étrangère qui reparaîtra certainement un jour puisque tout ce qui est en bas doit monter et que tout ce qui est en haut doit descendre.
– Et notre Lune actuelle ? Comment s’est-elle comportée ?
– Elle a bien failli tomber, elle aussi ! Par chance, elle s’est contentée de se rapprocher, ce qui a évité une destruction totale et sûrement définitive de la Terre. Mais il ne faudrait pas qu’un nouveau cataclysme survienne ! En attendant cette éventualité, le calme est revenu dans le système et Terrom, de son côté, a trouvé une place qui aurait pu lui être salutaire.
– Ce n’est pas le cas ?
– Pas tout à fait. Elle est devenue ce que les Grusiens nomment une planète spirituelle. Les Terromiens ont préféré y développer l’esprit plutôt que la matière et cela n’est pas non plus une réussite. C’est même un vrai désastre !
– Les purs esprits ont attrapé la grosse tête ?
– Tout juste et même au sens physique de l’expression ! Leur cerveau s’est considérablement développé, jusqu’à augmenter les dimensions de leur boîte crânienne et leur donner un aspect qui paraîtrait rebutant aux Terriens que nous sommes. Ce qui serait sans importance s’ils ne se servaient de leur tête pour le mal plutôt que pour le bien. Il n’est pas exclu qu’il finisse par y avoir un jour une implosion. Cela fera un trou quelque part et nous ne nous en rendrons même pas compte.
– Quels sont leurs rapports avec ces intelligences que sont les licornes ?
– Ils n’en ont pas. Les licornes vivent sur un continent réservé auquel les Terromiens n’ont pas accès. Elles représentent une très vieille légende où elles étaient sacrées et bénéficient de ce fait d’une protection toute particulière sous la forme d’une barrière invisible.
– Les autres habitants de la planète ignorent leur existence et celle de ce continent ?
– En aucune façon. Ils connaissent le continent, mais ne peuvent y accéder en raison de sa barrière protectrice. Ils le croient habité par une race de chevaux qu’ils n’ont pas le droit d’approcher ni même de voir.
– Ils savent, mais cela ne va pas plus loin ?
– Voilà.
– Pourquoi est-ce que cette interdiction ne nous concerne pas ?
– Parce que nous avons la bénédiction des Grusiens et possédons des qualités que nous confère notre appartenance à Edéna.
– Si j’ai bien compris, la légende qui circule sur Terre à propos des licornes vient de leur existence sur Terrom à l’époque de la présence de cette planète dans le système solaire ?
– Pas du tout ! L’interdiction était déjà appliquée en ce temps-là et concernait aussi les autres habitants du système. Il y a bel et bien eu des licornes sur Terre à une époque relativement récente puisqu’en rapport avec le Déluge. Une porte s’est ouverte, un jour, entre les deux mondes parallèles et un initié a eu accès au continent interdit. Il en a ramené un couple de licornes blanches et les a installé quelque part dans une forêt d’Afrique du Nord. Elles s’y sont reproduites et y sont restées une centaine d’années avant de retourner sur Terrom.
– Par une nouvelle porte ?
– Ouverte volontairement, cette fois, pour pouvoir effectuer leur rapatriement. Trop de gens commençaient à connaître leur existence, ce qui n’était pas bon et il y avait un sérieux risque de voir quelqu’un les attraper afin de les domestiquer. Cela ne devait pas être. Ce sont des créatures intelligentes et sacrées que personne n’a le droit de rabaisser au rang d’animaux savants. C’est pour cela qu’elles n’ont pas été présentes pour monter dans l’arche et qu’elles ont été considérées comme fofolles et anéanties lors de la monstrueuse inondation.
– Elles étaient nombreuses, au terme d’un siècle de présence ?
– Suffisamment pour marquer leur environnement. Il n’y avait cependant que des blanches.
– A propos de couleur, je n’ai vu que des licornes toutes blanches ou toutes noires alors que dans le cas de Soleil et de Rafale, le mélange du noir et du blanc devrait ressortir chez les bébés.
– Ce n’est jamais le cas. Les licornes sont toujours entièrement noires ou entièrement blanches sans aucun mélange des couleurs. Chez les noires, les mâles ont une corne noire et les femelles une corne noire translucide, tandis que chez les blanches les mâles ont une corne blanche et les femelles une corne blanche translucide et torsadée. C’est immuable. Voilà ! Et pour compléter ton information, Antoine, dis-toi que les licornes vivent en moyenne vingt ans de Terrom, dont la rotation autour de son astre est plus longue que celle de Terre autour du soleil, qu’elles n’ont que deux petits au cours de leur existence et qu’elles ne sont pas plus de cinq cents très éparpillées sur tout le continent, ce qui fait, par exemple, que Soleil ne connaît pas Lune ou sa compagne Iris.
– Nous retournons vers Soleil et sa famille ? Ils doivent en avoir terminé avec leur sieste. Les deux petites me fascinent avec leur air d’élégantes miniatures de chevaux.
Lorsque nous arrivons, les bébés se poursuivent dans l’herbe bleue, parsemée de fleurs orange. Leurs parents broutent avec le calme qui caractérise ceux pour qui le temps qui courre n’a aucun intérêt. La paix qui baigne cet espace de vie est telle que nous aurions quelques difficultés à nous en détacher si notre retour vers la Terre devait se faire ailleurs que sur Edéna. Nous restons près d’eux jusqu’à ce que toute la petite famille se rassemble en vue de regagner la forêt qui lui sert de maison. Lorsqu’elle disparaît sous la futaie avec un dernier adieu amical, nous partons à la recherche de Lune et d’Iris qui doivent nous attendre.
Nous les retrouvons au milieu d’une dizaine de leurs semblables, près du lieu où elles étaient entrées dans le bois, après ce premier contact qui m’avait remué les entrailles. Une bonne moitié du groupe est noire et Iris me présente sa petite sœur, de trois ans plus jeune qu’elle et noire, mais tout aussi gracieuse avec sa corne qui commence à poindre au-dessus d’un regard qui promet de faire des ravages.
La nuit tombe lentement et une première grosse lune blafarde pointe son nez à l’horizon lorsque nous faisons nos adieux.
C’est seulement une fois de retour sur Edéna, où la pluie a cessé, que Jean-Marc revient sur les noms parfois surprenants que se donnent les licornes :
– Contrairement à ce que tu dois penser, et comme je l’ai cru moi-même lors de ma première visite sur Terrom, ce ne sont pas les quelques licornes ayant séjourné sur Terre qui ont rapporté l’usage des noms utilisés. Ils remontent en réalité au temps où Terrom a été propulsée dans son nouveau monde, sans doute à cause des souvenirs que cela impliquait.
– Et avec l’accumulation des millénaires les lointains descendants n’ont plus tenu compte des genres, d’où Lune, une appellation féminine, pour un mâle.
– Exactement. Ce crochet par un autre univers doit tout de même te surprendre quelque peu, non ? C’est bien différent de tout ce qu’il est possible de faire ou de voir sur notre propre planète.
– Bien sûr ! C’est littéralement fabuleux ! Je crois que tu m’as procuré, avec le merveilleux spectacle des licornes, l’une des plus belles émotions de ma vie et je n’aurais pas pu l’éprouver ici. Je suis pourtant certain que ce cher globe terrestre me réserve encore bien des surprises. Il y a tant de mystères autour des civilisations disparues d’Amérique centrale, des pyramides, du Grand Sphinx ! L’Egypte est un pays qui me fascine depuis si longtemps !
– Si tu le veux nous pourrons y faire un tour prochainement.
En réalité c’est une idée qui me trotte dans la tête depuis qu’Edéna m’a offert ces pouvoirs inespérés.