Edena
CHAPITRE 13
Tout là-haut dans l’Océan Atlantique, Bianca, notre amie Bianca, ne cesse de grandir. Sa robe blanche fait le bonheur de tous les mammifères marins pour qui elle est l’image de la renaissance d’une race malmenée par les hommes. De son côté Berryl a pris une grise pour compagne. Il n’a pas trouvé de belle bleue à son goût avec qui unir sa destinée. L’amour passe avant toute autre considération et, finalement, que cette compagne soit grise ou bleue, la Nature ne devrait pas pour autant être trop chiche de ses bontés.
Nous avons nagé avec eux ce matin. La protection qui les entoure reste permanente et sans faille. Toute la troupe veille et les orques assurent une garde vigilante qui ne laisse aucune chance à d’éventuels intrus.
Maintenant Jean-Marc et moi sommes allongés dans l’herbe, à mi-hauteur du piton, dans une petite clairière traversée par la rivière qui clapote gentiment sur les aspérités rocheuses de la berge. Un léger vent d’est s’aventure sur la pente et vient nous lécher le corps en libérant des senteurs ramassées en chemin. Quelle paix, quelle sérénité et quel contraste avec le sentiment de crainte et de méfiance qui régnait ce matin dans l’environnement des baleines ! J’en arrive parfois à éprouver de la haine pour cette humanité de prédateurs qui ne comprendra probablement jamais que la paix et sa survie passent par une indispensable entente entre les hommes, les animaux, les végétaux et la planète qui les porte tous.
– Jean-Marc, pourquoi les hommes sont-ils incapables de tirer profit de leurs erreurs ?
– Tu ne le sais pas ?
– Si, bien sûr ! Ils sont les plus stupides des animaux qui peuplent la planète ! Ce n’était pas vraiment la question que je voulais te poser. C’était plutôt un cri du cœur. Parle-moi de la Terre, du système solaire, des hommes, de l’univers, des trous noirs, de tout ce qui fait que nous sommes présents sur cette planète à laquelle nous ne comprenons pas grand-chose.
– Chacun de ces éléments est déjà un vaste programme à lui tout seul, alors tous à la fois ! Ce serait certainement plus facile pour nos amis Aldoban, Dénahée et Solinia.
– Qui ne se sont toujours pas montrés !
– S’ils ne sont pas encore revenus c’est probablement parce qu’ils sont loin. Lorsqu’ils ne réapparaissent pas au bout de trois ou quatre mois c’est en général parce qu’ils ont dû modifier leurs plans et partir pour une mission lointaine qui peut les conduire de l’autre côté de la galaxie. Il va peut-être falloir nous armer de patience.
– Le voyage est long pour traverser la galaxie ?
– Pas comme tu l’imagines en fonction du savoir terrien. Ils se déplacent par dégravitation, ce qui renvoie aux oubliettes les limitations imposées par la vitesse de déplacement de la lumière. C’est plutôt une fois sur place que certaines missions exigent du temps. Ils n’ont pas que notre planète à surveiller et, comme déjà dit, les autres peuples de la galaxie ne sont pas nécessairement plus sages que nous. Cela s’est déjà produit plusieurs fois depuis mon arrivée ici.
– Alors je vais devoir me contenter de tes explications. Ne faisons pas de plan et laissons les idées venir d’elles-mêmes. Si nous commencions par les « races-mères » ? Le reste devrait en découler.
– Tu as déjà quelques idées sur le sujet. La dernière de ces « races-mères », la nôtre, qui est la cinquième, est née avec Océambre suivie de Gondwana, de la Lémurie, de Muu et de l’Atlantide, ces deux dernières ayant eu une période commune d’existence. Et maintenant il y a nous, les miséreux du cycle, en attendant notre mise à l’écart pour permettre à une autre civilisation de nous remplacer. Les quatre premières « races-mères », elles, se sont échelonnées sur quelque trois milliards cinq cents millions d’années.
– Et dans les intervalles ?
– Dans les intervalles, rien. En tout cas sur les terres émergées. Une « race-mère » naît de l’océan. Tout vient de l’océan. Elle débute en sortant de l’eau, évolue, devient civilisation puis, en général, succession de civilisations. Un jour, elle se détruit ou est détruite et il ne reste rien en surface. Longtemps il n’y a plus rien puis une nouvelle « race-mère » sort de l’eau et le processus reprend.
– C’est donc inévitable ?
– Tu veux parler du cycle de la vie ?
– Oui.
– Le cycle du carbone engendre systématiquement la vie lorsque la situation de la planète par rapport à son étoile est favorable.
– Ce qui était le cas de la Terre et de Terrom ?
– Et de la Lune, jusqu’à ce que ses habitants la massacrent ! Donc, dès lors que la situation est appropriée, quelques millions d’années suffisent en général pour que la vie humaine se développe et qu’une ou plusieurs civilisations évoluent favorablement. Et cela dure un temps, plus ou moins long, avant qu’il y ait destruction, qu’elle soit totale ou partielle.
– Elle est partielle si toute la vie intelligente n’est pas détruite ?
– Toute vie intelligente, sur la terre ferme. Dans ce cas, la ou les civilisations sont en grande partie annihilées, mais pas totalement et la vie intelligente régresse. C’est le retour à un état sauvage qui s’apparente au règne animal avant de repartir en sens inverse, pour donner une nouvelle civilisation. Cette situation peut se reproduire plusieurs fois, sur des millions d’années, avant que ne survienne une destruction totale qui signe alors la fin de la « race-mère ».
– Dans ce cas, c’est toute la vie qui disparaît de la surface du globe, tant humaine qu’animale et végétale ?
– Oui. Seule la vie dans les eaux est en partie sauvegardée. Le cycle peut alors reprendre, de plus ou moins loin selon l’importance des dégâts et là, évidemment, les choses ne se font pas aussi vite.
– C’est à ce stade que nous nous situons actuellement ?
– J’espère que non, Antoine ! Nous nous trouvons plutôt à la fin d’une civilisation et non d’une « race-mère ». Les êtres inconséquents que sont les hommes de notre époque, qui ont su mettre à mal leur planète en un temps record, vont devoir disparaître. Essaye d’imaginer ! Muu a tenu environ un million d’années avant de se voir anéanti par un autre peuple qui a existé, lui, près de cent mille ans. Nous ne sommes là, nous, que depuis six ou sept mille ans et nous avons déjà massacré la planète ! Je ne compte pas la période de montée progressive vers l’intelligence lorsque nous étions les sauvages de Muu et de l’Atlantide. Nous n’étions alors que des êtres imparfaits guère plus évolués que les autres animaux et sans danger pour la vie. Ceux qui nous succèderont ne vaudront guère mieux que ces êtres rétrogrades. Ils seront proches des hommes de Cro-Magnon ou de Neandertal, pour ne pas remonter jusqu’à l’australopithèque. Lorsqu’une nouvelle civilisation aura colonisé la Terre, elle donnera sûrement un nom à ce qui a été la nôtre, si le souvenir en est resté !
– Un nom qui fera allusion à la plus courte et la plus stupide de celles qui auront peuplé la planète depuis la naissance de la vie ?
– Ils trouveront sûrement une abréviation pour résumer tout ça.
– Comment les choses vont-elles se passer ?
– D’après Aldoban et ses compagnes, c’est la planète qui va remettre de l’ordre. La pollution est déjà si grave, malgré tout ce qui peut être dit, qu’il n’est plus envisageable de revenir en arrière, ni même de limiter les dégâts. Mais surtout, la pollution des eaux est si importante qu’elle pourrait bien empoisonner toute vie et compromettre l’avenir de la « race-mère » elle-même pour des millions, sinon des milliards d’années. Pour se faire une idée de ce qui nous guète il suffit de penser à la masse de gens qui ne demande qu’à accéder au bonheur de polluer. L’Afrique, l’Amérique du sud, l’Asie, possèdent assez de populations en attente et en devenir, pour démultiplier ce qui n’est déjà que trop catastrophique et ne cesse de s’aggraver. Le temps du choix est révolu et Terre a mis en place le rouleau compresseur qui va nous renvoyer vers l’animalité, ce qui sera un moindre mal. Le climat est de plus en plus perturbé et les saisons, dont la planète a un besoin vital, ont tendance à disparaître. Les hivers seront de moins en moins froids et les étés de plus en plus chauds. Inondations, montées des eaux, tempêtes, sécheresses vont prendre des proportions dramatiques. Les mouvements des plaques qui nous protègent du feu central vont encore s’accélérer. Des terres vont s’effondrer dans les eaux et d’autres vont basculer. Deux types de cataclysmes qui pourraient être dus au retour en arrière des plaques, comme celle de l’Afrique qui se retire, et non plus à leur chevauchement. Les tremblements de terres et les éruptions volcaniques vont prendre de l’ampleur. Et ce ne sont là que les situations les plus marquantes !
– Il reste la raréfaction de l’eau douce, le développement de nouvelles maladies, la montée de l’agressivité, le trou dans la couche d’ozone, etc. Les moyens de nous éliminer ne manquent pas !
– Terre est un être vivant et en tant que tel il lui faut assurer sa survie, quitte à utiliser aussi nos propres erreurs pour y arriver. Et je te rappelle que nous ne sommes là que dans la perspective d’une destruction partielle !
– Une destruction de notre « race-mère » irait plus vite, je pense ?
– C’est vrai. Dans ce cas-là toute vie disparaît assez brutalement de la surface des terres : humaine, mais aussi animale et végétale. Ne subsiste alors que le minéral. Il existe plusieurs moyens pour en arriver là. Le premier est extérieur. La planète peut être heurtée par une comète en divagation ou par d’énormes blocs errants ou encore passer dans un nuage toxique. Le second revient à faire sur notre globe quelque chose dans le genre de ce que d’aucuns ont déjà fait sur la Lune, il y a bien longtemps. Et puis il y en a un autre, celui par lequel j’ai commencé, mais qui peut-être plus brutal si le réflexe de défense de la part de cette merveilleuse planète bleue que nous envie toute la galaxie prend une tournure plus définitive. Il lui suffit de basculer cul par-dessus tête Pour en finir, il ne faut pas non plus oublier les extraterrestres. Eux aussi peuvent éprouver le besoin de nous mettre hors d’état de nuire si notre comportement fait courir un risque au bon équilibre du système solaire.
– Nos ancêtres les singes, avec leur intelligence limitée, auraient été moins dangereux si l’évolution s’était arrêtée à leur stade !
– À ceci près que les singes n’ont jamais été nos ancêtres. L’homme ne descend pas de cette plaisante créature. Nous sommes en présence de deux évolutions concomitantes, mais différentes, même si l’aspect de ces animaux peut parfois laisser supposer le contraire.
– Cro-Magnon ou les barbares qui l’ont précédé, n’étaient pas des encore singes évoluant vers l’humanité, comme certains scientifiques se sont évertués à le démontrer ?
– Ces barbares, comme tu les nommes, n’avaient rien à voir avec les singes. Ils n’étaient que des hommes obligés de reprendre à zéro la marche vers la civilisation et ceci, quel que soit le nom donné aux morceaux d’os ou de crânes découverts ici ou là sur lesquels ont été échafaudées des théories souvent absurdes.
– Et les hommes-volants ou les hommes-oiseaux, je ne sais plus ? Tu m’en as parlé, à moins que ce ne soit Arian ou l’un des siens. Ils ont fait partie de cette marche en avant ?
– Sûrement pas ! Les hommes-oiseaux ont été une expérience vécue au cours d’une « race-mère » qui a précédé la nôtre.
– Et leur souvenir est resté vivace au point d’être gravé sur les rochers de l’Ile de Pâques et de se retrouver dans les rites perpétués par ses habitants ?
– C’est trop ancien pour pouvoir même entrer dans une légende, mais il y a parfois, dans l’inconscient des hommes, de ces résurgences qui montrent qu’ils sont des parcelles d’un Tout. Les ailes des anges aussi viennent de là, car les anges, évidemment, n’en ont pas. Qu’est-ce que des êtres immatériels pourraient faire avec des ailes ! Tu veux que nous allions rendre visite à ces hommes couverts de plumes ?
– Il est possible de se transporter dans une autre « race-mère » ?
– Si je te le propose !
Nous nous posons sur une plage de sable ocre, face à une haute falaise qui forme un immense arc de cercle qui délimite un espace de terrain plat entre elle et l’océan. Cette falaise est formée de trois blocs d’inégales longueurs et hauteurs. Entre les deux plus hauts tronçons débouche une vallée étroite qui entaille la paroi jusqu’à sa base. Une rivière en sort pour se diriger vers l’océan. Elle traverse en sinuant le terrain fertilisé par ses alluvions. Le dernier tronçon, le moins haut, n’est séparé des autres que par une faible dépression d’où cascade un mince filet d’eau qui coule ensuite vers la rivière en longeant la base de la paroi. L’endroit bénéficie d’un climat à la fois chaud et humide car la végétation y est dense et verdoyante, fleurie et bruissante de chants d’oiseaux. Le Soleil est au zénith et la chaleur intense. Aucun être vivant n’est visible.
– Nous sommes arrivés au plus mauvais moment, souligne Jean-Marc. À cette heure chaude la température pousse tous les habitants de l’endroit à s’abriter, mais il est probable que notre présence ne va pas tarder à être détectée. Surveille les ouvertures que tu vois dans la falaise.
– Les ouvertures ? Les hommes-oiseaux sont troglodytes ?
En regardant mieux je vois effectivement de nombreux trous dans la paroi ainsi que d’étroits sentiers qui grimpent le long des escarpements et quelques escaliers, même, taillés dans la roche.
– L’intérieur de ces falaises est un vrai gruyère !
– Sur quel continent sommes-nous ?
– Comment veux-tu que je le sache ! Nous ne sommes plus à notre époque et la configuration des terres n’est pas la même. Cet endroit se trouve peut-être sous notre pôle Nord, à moins qu’il ne séjourne au fond de l’un de nos océans. D’une « race-mère » à l’autre il y a eu rassemblement puis redistribution des terres de manière différente.
– Tu ne crois pas que nous devrions nous manifester ?
– Ce n’est pas nécessaire, regarde.
Plusieurs silhouettes viennent en effet d’apparaître, taches claires dans les orifices sombres que font les trous dans la falaise.
– Vu d’ici je ne vois pas de différence entre eux et nous, Jean-Marc, sinon qu’ils sont peut-être un peu plus minces.
– Ils sont plus minces, en effet, mais surtout bien plus légers car leurs os sont creux et fins. Ceci mis à part et en faisant abstraction des ailes, ce sont des humains et ils ont à peu près notre taille.
À ce moment de notre entretien plusieurs silhouettes se détachent de l’ombre des orifices en se laissant tomber dans le vide et en déployant aussitôt de grandes ailes qu’ils utilisent pour planer jusqu’à nous. Arrivés à notre hauteur les corps reprennent la position verticale pour toucher le sol et les ailes se replient à la manière des cygnes. Ils sont nus comme des vers, habillés vaguement de leurs ailes. Il y a là deux hommes, deux femmes et une fillette. Tous ont de longs cheveux blonds bouclés encadrant des visages ronds et étrangement identiques. Si la poitrine de la gamine s’arrondit à peine, celle des femmes est de moyenne grandeur avec des mamelons rose tendre. Les épidermes sont dorés et les pubis couverts d’un léger duvet blond très frisé. Les membres sont déliés, terminés, pour les membres supérieurs, par de longues mains en perpétuel mouvement. La partie visible des ailes, repliées de part et d’autre des corps, s’orne de plumes blanches ou à dominante blanche avec des taches brunes, sauf pour l’un des hommes dont les plumes sont brunes avec des taches blanches.
– Quelle grâce ! Jean-Marc. Comment la Nature peut-elle produire des êtres aussi magnifiques dans le même temps qu’elle engendre le crocodile ou la mygale ?
– Je suis désolé, mais cette fois Dame Nature n’y est pour rien. Je te rappelle que ces êtres ont été fabriqués de toutes pièces par un peuple extraterrestre à partir d’une unique cellule. Il a tenté de les implanter sur Terre après un nouvel échec des civilisations autochtones.
– Ce sont les Grusiens qui ont fait cette expérience ?
– Non, un autre parmi les peuples extraterrestres, il n’y a pas que nos amis du « Peuple inconnu » à posséder une technologie avancée capable de ce genre de création.
Autour de nous les cinq personnages se sont mis en mouvement. Ils tendent leurs longs doigts pour nous toucher. Comme ils ne rencontrent qu’une faible résistance cela provoque chez eux un étonnement tout à fait perceptible et des discussions dont nous n’entendons et ne percevons rien, si ce n’est le rapide mouvement des lèvres. Mais leurs échanges verbaux ont attiré l’attention d’une bonne partie de la communauté car de nombreuses silhouettes apparaissent à leur tour partout dans les ouvertures de la falaise avant de se lancer dans le vide. Hommes, femmes et enfants nous entourent maintenant par dizaines et d’autres arrivent encore. Des femmes tiennent dans leurs bras des nourrissons dont certains tètent allègrement tandis qu’un personnage manifestement plus âgé se fraye un passage dans la foule. Il est souriant et se penche en avant comme pour faire une courbette à notre intention.
– Il nous salue, fait Jean-Marc. Je pense qu’il a eu l’occasion de me voir ou d’entendre parler de moi dans une autre communauté à laquelle j’ai rendu visite et avec laquelle il a eu des contacts. Saluons-le à notre tour. C’est peut-être une sorte de chef ou d’ancien.
– Dommage qu’il ne nous soit pas possible de communiquer !
– Dommage surtout, pour ces êtres magnifiques, que l’expérience n’ait pas été une réussite !
– Elle a échoué ?
– Trois générations se sont succédées sans problèmes et la race s’est éteinte à partir de la quatrième. À peine une centaine d’années en tout. Et il en a été de même avec les centaures. Après les plumes la fourrure, mais sans plus de succès. La Nature ne semble pas admettre de se voir supplantée. Elle veut bien que l’on apporte des améliorations à sa création, mais pas que l’on crée à sa place. Elle ne tolère jamais longtemps les artifices.
– C’est bien malheureux, pour une fois ! Ces êtres auraient certainement pu engendrer une civilisation de qualité. Ils ont l’air doux, simples, attachés à leur environnement. Il n’y a aucune trace d’industrie, de manipulation de la nature généreuse qui les entoure. Ils vivent là où ils ont été implantés. Il existe donc d’autres communautés ailleurs ?
– Plusieurs. Elles sont assez dispersées, mais très semblables. Aucune ne s’est perpétuée. Une précision importante : ils se nourrissent exclusivement de fruits, de poisson et de quelques légumes.
– En tout cas notre venue chez eux ne semble pas capable de retenir leur attention bien longtemps. Regarde, ils se dispersent déjà. Il est vrai que nous ne sommes pas physiquement présents et que notre présence semble leur avoir été expliquée par le plus âgé.
En effet, le plus grand nombre s’éloigne, pas très curieux et apparemment satisfait que l’ancien ait vu en nous quelque chose de connu. Nous ressemblons aussi probablement à leurs créateurs, qui doivent garder un contact plus ou moins discret.
Quelques pas rapides et agiles pour prendre de l’élan et des ailes se déploient. Chacune d’entre elles est aussi longue que le corps qui la porte ce qui dote ces êtres d’une envergure impressionnante. Mais le plus surprenant c’est encore l’usage que certains font de leurs bras. Les mains accrochées dans la membrure des ailes, ils participent au décollage en joignant leur force à celle qui fait se mouvoir cette immense voilure.
– Étonnant, n’est-ce pas ? Intervient Jean-Marc. Mais ils ne se servent de cette possibilité que lorsqu’il leur faut décoller sur de courtes distances ou pour s’élever plus rapidement. Le reste du temps, ils font de leurs bras le même usage que toi et moi.
En effet, la grande majorité utilise cet appendice qui nous différencie de la plupart des animaux pour saisir des fruits qu’ils mangent tout en volant.
En parcourant du regard le sommet de la partie de la falaise qui est la plus proche de nous, j’aperçois une femme qui se prépare à sauter en tenant son enfant à bout de bras devant elle. Elle déploie ses ailes puis se lance sans le lâcher. À son tour l’enfant ouvre ses petites ailes. Ses battements sont d’abord désordonnés, mais ils se régularisent très vite et bientôt le petit être vit au même rythme que sa maman. Ils accomplissent ainsi plusieurs tours à l’intérieur de la baie sans que nous les quittions des yeux. Puis la mère libère l’enfant et tandis qu’il évolue encore sur sa lancée, elle se positionne rapidement sous lui pour parer à toute éventualité.
– Comme tu peux le voir, me dit alors Jean-Marc, les jeunes doivent apprendre à voler. Ce n’est pas quelque chose d’inné.
– La création d’un être humain, fut-elle dans les possibilités d’une race extraterrestre très développée, a aussi ses imperfections, je vois.
– Il aurait sans doute fallu quelques millénaires pour que la nature y porte remède. Le temps nécessaire n’a pas été donné à ce peuple et c’est bien dommage ! J’aurais aimé les retrouver après dix ou vingt mille ans de progression. Mais trêve de regrets ! Si nous retournions vers notre propre « race-mère », vers la civilisation de ses débuts, la première, celle que nos amis du « Peuple inconnu » considèrent comme la plus belle de toutes ?
– Océambre ?
– Oui, Océambre et son peuple marin.
Comme pour les hommes-oiseaux, c’est sur une plage que nous aboutissons. Mais de verdure, point ! Le paysage est nu, désolé, désertique, chaotique. De la terre et des rochers dans un décor d’apocalypse où tout est brun, jaune ou gris. L’eau aussi, mer ou océan, je ne sais pas, est jaune ! Abasourdi je demande à Jean-Marc :
– Tu disais que nous allions vers un peuple marin constituant la plus belle des civilisations de notre « race-mère » ! Quelque chose peut-il encore subsister sur une planète qui ressemble à ça ? Même l’eau est jaune !
– En surface tout a été brûlé, nettoyé, irradié. Sur une grande partie de la planète les radiations et la pollution ont détruit une énorme portion de la couche d’ozone. La mutilation de cette couche protectrice a fait de l’astre du jour un ennemi mortel pour toute forme de vie sur les terres émergées, mais le danger pour les civilisations marines émane surtout des radiations atomiques qui ne couvrent heureusement pas tout le globe et se résorberont avec le temps. Nous sommes sur cette terre qui sera désignée un jour sous le nom de Pangée et qui est le dernier en date des rassemblements avant la formation progressive des continents auxquels nous sommes habitués. Il s’est déjà écoulé des millions d’années depuis cette compression titanesque, mais aucune vie n’est encore possible à l’époque où nous venons d’arriver. Quand le moment sera venu, ici, les premiers êtres pensants seront des végétaux. La planète abrite pourtant déjà une civilisation très évoluée bien qu’elle ne puisse vivre que sous l’eau.
– Une eau jaune !
– Une eau claire mais qui reflète la couleur jaune de l’ambre. De là vient le nom d’Océambre donné à cette civilisation. Les eaux de la planète ont la couleur de la résine fossile née du gigantesque brûlot qui a tué la vie de surface. Il lui faudra des millions d’années pour disparaître.
– Mangée par les baleines qui ont survécu au cataclysme ?
– Pas par les baleines, mais tu n’es pas si éloigné de la vérité. Beaucoup plus tard, lorsque l’ambre aura cessé d’être dangereux, c’est une race de poissons qui va peu à peu le dévorer.
– Une variété de poisson s’est réellement nourrie d’ambre ?
– Oui, après qu’il a cessé d’être empoisonné par les effets conjoints de la pollution et de l’attaque du Soleil.
– Mais en attendant des êtres vivent dans cette eau ?
– C’est exact.
– Et qui plus est, ce sont des êtres dotés d’intelligence ?
– Parfaitement ! C’est le retour de la vie humaine après sa disparition totale de la surface. Là encore ce sont des hommes et des femmes comme toi ou moi. L’aspect humanoïde est presque toujours privilégié partout dans la galaxie, même si de petites différences se font jour en raison du milieu dans lequel cette vie apparaît.
– Les Sterns n’ont rien d’humanoïde !
– C’est bien pourquoi j’ai précisé que c’est presque toujours le cas. Allons voir de plus près cette race aquatique.
Nous prenons pied sur une coupole translucide aux dimensions démesurées. De ce perchoir, en raison de leur luminosité interne, je distingue vaguement, tout autour, la présence d’autres coupoles identiques. Elles s’interpénètrent. Leurs sommets sont proches de la surface. Au-dessous de nous existe une ville avec ses édifices et ses rues, avec ses véhicules et ses individus qui évoluent. Mon regard ne peut embrasser qu’une partie de cette vaste cité où la lumière est omniprésente et les couleurs nombreuses et variées. De toute évidence les êtres qui vivent là et que je vois distinctement, se déplacent sur deux jambes. Ils ne nagent pas. Les demi-globes que sont les coupoles les isolent de l’océan.
Jean-Marc entreprend de m’expliquer :
– Au début, lorsque la vie a refait son apparition, les tentatives pour coloniser les terres ont été anéanties par les conditions qui régnaient à l’air libre. L’humanité naissante a par conséquent été contrainte de s’en tenir au milieu marin. Elle respirait par des branchies, les poumons n’existant qu’à l’état embryonnaire et elle s’est rapidement dotée de peaux qui lui font encore aujourd’hui des pieds et des mains palmés, bien utiles hors des bulles. Avec le temps, avec l’instinct qui poussait à la roue et l’intelligence qui grandissait en elle, cette humanité a développé des techniques et appris à décomposer l’eau pour en tirer de l’air. À partir de ce moment-là il est devenu possible de réaliser sous globe ce qui ne pouvait l’être en surface. Au fil des générations les embryons de poumons se sont développés et les habitants ont pu partager leur vie entre l’air et l’eau. Le résultat tu peux l’admirer tout à ton aise.
– Avant d’aller plus loin, que sont devenus les baleines et les autres mammifères marins ? Comment ont-ils pu survivre sans avoir la possibilité de respirer puisque la mort régnait au-dessus des flots ?
– L’atmosphère ne s’était pas évaporée, comme sur la Lune. Comme je te l’ai dit, elle avait été brûlée, polluée, malmenée, mais en plusieurs endroits la chance en avait préservé de vastes poches qui n’avaient pas été irradiées. Malheureusement elles n’étaient pas fixes. C’est ce qui explique qu’elles ne pouvaient être utilisées durablement par les hommes. Dans ces espaces préservés la luminosité était différente du reste de la planète.
– Il suffisait donc aux « Grands Anciens » et à tous les mammifères marins, de contrôler leurs sorties pour respirer en surface en se repérant sur la différence de lumière ?
– Voilà. Cela dit, les cétacés savent aussi se créer des poches d’air partout où celui-ci peut être stocké, comme dans des grottes sous-marines. C’est un énorme travail surtout dévolu aux orques. Si tu l’as oublié, je te rappelle que les fonds marins recèlent aussi des sources d’air respirable. Tu vois, tout n’était pas négatif. Et plus tard il y a eu Océambre et son humanité qui avait appris à décomposer l’eau. Baleines, orques et humains vivaient dans le même élément et en bonne entente. Dès que cela a été possible les hommes ont fait profiter leurs amis de cet air qu’ils avaient appris à fabriquer.
– Et dans ces villes sous cloches, hommes, femmes et enfants se sont mis à vivre comme s’ils étaient à l’air libre ?
– Regarde-les ! Tu vois une différence avec nous ? Ils ont des maisons, des rues, de l’artisanat, des usines, ne serait-ce que pour transformer l’eau en air respirable. Ce sont des hommes et des femmes qui ont des enfants et qui font ces enfants comme les hommes et les femmes les font depuis toujours et les feront toujours. Ils sont très beaux avec leurs cheveux blonds.
– Et que dire de leur environnement coloré ! Cette ville, du moins la partie qui s’étend sous nos yeux, est aussi fleurie que les plus belles de nos serres. C’est fascinant et à peine croyable !
– Mais bien réel. Là encore c’est l’accumulation des millénaires qui est venue à leur aide. Ils ont eu tout le temps de chercher et de trouver des solutions. Je ne vais pas toutes les énumérer, mais certains éclairages, par exemple, peuvent remplacer avantageusement le soleil. Des plantes aquatiques ont appris à respirer tout en gardant les pieds dans l’eau salée qui coule en ruisseaux partout dans la ville. Des aquariums étroits abritent de nombreuses variétés de coraux aux multiples coloris, ainsi que des poissons et d’autres êtres qui vivent habituellement dans les océans. Ces aquariums habillent les murs des bâtiments de couleurs chatoyantes, quand ils ne sont pas eux-mêmes les murs.
– C’est somptueux ! Pour en revenir à ces hommes, femmes et enfants, ils peuvent évidemment toujours séjourner dans l’eau ?
– Toujours. Le fait d’acquérir des poumons et de s’installer sous la protection de ces voûtes ne les a pas empêchés de conserver leurs branchies, dont tu peux voir les orifices à l’arrière des oreilles. Ils sont totalement amphibies.
– Je suppose que c’est une évolution normale dans leur cas ? Comment communiquent-ils ?
– Par la pensée, exclusivement, même lorsqu’ils ne sont pas dans l’eau.
– Qu’est-ce qui a provoqué leur perte ?
– La pollution, tous les hommes polluent, et la surpopulation. Dans ce milieu très clos c’était fatal. Pour qu’une telle civilisation puisse perdurer, il aurait fallu qu’elle ait l’opportunité de prendre pied sur la terre ferme. Malheureusement pour elle la couche d’ozone a demandé beaucoup trop de temps pour se reconstituer et les radiations encore plus pour disparaître !
– Cela me fait penser à quelque chose !
– Oui ?
– Est-ce que les ancêtres du « Peuple bleu » et leurs atomes ne seraient pas impliqués dans l’état de misère de cette Terre et dans l’empoisonnement de l’ambre ?
– C’est bien pensé, Antoine. Ceux dont nous avons vu les fleurs atomiques s’attaquer à la pyramide géante ont fini par mettre la planète à feu et à sang et par provoquer la mise à mal de la couche d’ozone, si indispensable à la protection de la vie.
– Et il n’est plus resté en surface que ladite pyramide-refuge et ses occupants !
– Après quoi des centaines et des centaines de millions d’années sont venues bouleverser la configuration des terres. Celles qui étaient en haut sont descendues et d’autres sont venues les remplacer. Il y a eu des regroupements conflictuels et des effondrements gigantesques qui ont enfoui dans le sol et sous les eaux tout ce qui avait existé en surface. Les terres émergées, ensuite, n’ont pu abriter aucune forme de vie pendant encore des millions d’années ce qui fait que les peuples d’Océambre n’ont jamais pu sortir de l’onde et ont fini par périr à leur tour.
– Sans laisser de trace.
– Je n’en mettrai pas ma main au feu. Ces êtres sont morts de ne pouvoir s’extraire de l’océan. Des traces de leur civilisation, qui n’a fait l’objet d’aucune destruction, si ce n’est par le temps, peuvent très bien remonter un jour à la surface, conservées dans l’eau sous d’innombrables concrétions, tout comme ce sera le cas pour les vestiges de Muu, de l’Atlantide ou d’autres civilisations dont nous n’avons pas la moindre idée.
– Puisque ce qui est en haut descendra et que ce qui est en bas remontera ?
– Et que ce qui est éteint se rallumera. La seule question que l’on peut se poser à ce propos…
– C’est de savoir si nous serons encore là pour assister à ne serait-ce qu’une petite partie de ces bouleversements ?
– Dans cette vie du moins, car ce sera sûrement le cas lors de nos prochaines réincarnations. Tu sais, Antoine, J’ai été très marqué par ma première visite à Océambre et je crois avoir encore en mémoire un poème, plutôt un texte de chanson, que j’avais imaginé à l’époque et qui reflétait assez bien l’émotion que j’avais ressentie. Du moins je le pense.
– Je peux entendre ce texte ?
– Je vais essayer, les mots devraient revenir sans trop de difficultés car ils faisaient de la musique dans ma tête, mais lorsque nous serons de retour sur Edéna, si tu veux bien, le perchoir sur lequel nous sommes n’est peut-être pas le lieu idéal.
Lorsque nous les réintégrons, nos corps ne sont plus éclairés que par un mince croissant de lune et par les étoiles. Les lapins gambadent en bordure de la clairière et les cacatoès dorment sur un rocher, blottis les uns contre les autres, le plumage légèrement ébouriffé par le petit vent d’est toujours actif.
– Je t’écoute, Jean-Marc, je ne crois pas qu’il puisse y avoir endroit plus approprié !
– Je me lance : Il y a bien longtemps, bien plus longtemps que ça,
Dans un temps éloigné que même la mémoire
N’a pu en conserver le plus petit éclat,
Existait Océambre, au cœur de notre histoire.
Refrain : C’était il y a bien longtemps,
Il y a des millions d’années.
C’était dans un tout autre temps,
C’était dans une époque à jamais oubliée.
L’homme avait existé puis avait disparu.
Le Soleil miroitait sur un océan d’ambre
Lorsque après bien longtemps il était reparu.
C’était le joli temps, le doux temps d’Océambre.
C’était aussi la Terre et pour ses occupants,
Le sol étant cruel et impossible à vivre,
Nature avait choisi le fond des océans
Pour permettre à la vie de feuilleter son livre.
Il n’en reste plus rien, pas même la couleur,
Si ce n’est un bijou, au cou de quelques belles.
Océambre est partie, ne laissant dans les cœurs
Qu’un souvenir diffus au travers des dentelles !
Il y a bien longtemps, bien plus longtemps que ça,
Dans un temps éloigné que même la mémoire
N’a pu en conserver le plus petit éclat,
Existait Océambre et c’est une autre histoire.
Antoine Chabreh